Où sont les anartistes ?
« Je ne sais pas d'autre bombe qu'un livre », avait répondu Stéphane Mallarmé à un journaliste lui demandant ce qu’il pensait de l’explosion à la Chambre des Députés en 1893. Une petite phrase qui en jette comme elle éclaire l’œuvre de cet « anarchiste littéraire », d’après les mots du critique Gustave Lanson, qui voyait Mallarmé, avec sa poésie anti-discursive rompre le pacte de la communication avec le lecteur, donc un pacte social. « Son art est l’équivalent littéraire de l’anarchie […] sa doctrine représente le dernier terme où l’individualisme esthétique puisse aboutir, comme l’anarchie est le terme extrême que l’individualisme social puisse atteindre. » (« La poésie contemporaine. M. Stéphane Mallarmé », 1893) La thèse de Gustave Lanson a cela d’intéressant qu’elle éclaire le fait que poètes et artistes ont souvent cristallisé leurs convictions, particulièrement anarchistes, à travers des formes qui rompaient un pacte social — l’intelligibilité d’un texte chez Mallarmé par exemple. En prônant leur idéal émancipateur et égalitaire, les artistes anarchistes ont été en délicatesse constante avec les formes établies, avalisées par des institutions ou le marché, bien évidemment considérés par ces derniers comme des prurits autoritaires et inégalitaires. En esquissant, à grands traits, les contours d’une histoire imbriquée de l’art et de l’anarchie, on constatera que l’éthique anarchiste a infusé la création moins à travers des énoncés que certaines formes que l’on pourrait qualifier de dissidentes ou de résistantes, justement parce qu’elles rompaient des contrats sociaux.
La querelle entre Proudhon et Zola portait d’ailleurs sur ce point. Proudhon (1809-1865), avec Du principe de l’art et de sa destination sociale (1865) se plaçait en rupture avec un art académique qui selon lui doublait la réalité, été empêché par le poids d’essentialismes douteux, « de l'idéalisme religieux, de l'illuminisme, du fanatisme et du quiétisme ». Il proposait de « réconcilier l'art avec le juste et l’utile », l’artiste devant pleinement endosser sa condition de citoyen et récusait ainsi l’art autotélique, comme finalité de lui-même, en soulignant que « toute création de l'art, comme de l'industrie ou de la politique, a nécessairement une destination ; elle est faite pour un but. Il est absurde de supposer que quelque chose se produise dans la société, ‒ pourquoi ne dirions-nous pas dans l'univers ? ‒ à seule fin de se produire. » Celui de l’art était ainsi « d'exprimer la vie humaine, d'en représenter les sentiments, les passions, les vertus et les vices, les travaux, les préjugés, les ridicules, les enthousiasmes ». Dans Mes Haines, Causeries littéraires et artistiques, (1866), Zola contestait avec vigueur cette mise au pas des peintres, montrant que la soumission de l'art à l'idéologie portait en germe toutes les dérives qui allaient devenir celles du « réalisme socialiste ». Pierre Kropotkine (1842-1921), l’un des théoriciens les plus loquaces sur les liens entre anarchie et esthétique, offrait une voie alternative. S’il considérait, comme Proudhon, la création artistique comme origine d’un mouvement de révolte contre l’oppression, posant ainsi la nécessité de l’engagement de l’artiste, donc une vision utilitariste de l’art, il prenait tout de même soin de diluer cela dans la création. Pour Kropotkine, c’est par les formes qu’il crée que l’artiste se place en héraut de l’émancipation individuelle et collective, oxyde les rouages bien huilés de l’autorité et rompt avec les idéaux usés, et rien ne doit limiter l’évolution de l’artiste comme des arts. Pas de pratique purement militante, mais des formes libres, fécondes et dissidentes. « Vous, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, si vous avez compris votre vraie mission et les intérêts de l’art lui-même, venez donc mettre votre plume, votre pinceau, votre burin au service de la révolution. » (« Aux jeunes gens », 1904). Pas de distinction donc entre la libération individuelle et artistique, l’une allant avec l’autre, ni entre la politique de l’artiste (ses opinions, ses actions dans la cité) et celle de l’œuvre (son idéologie formelle).
Les formes de l’anarchie
Pas étonnant alors, de lire chez l’historien Thomas Schlesser à propos de Courbet, « l’interprétation [de ses œuvres] par ses contemporains a été une formidable machine à scandale […] parce que la critique a profité de son esthétique dite « réaliste » pour émettre des opinions politiques. Elle ne défendit ni n’attaqua Un enterrement à Ornans en 1851 sans prendre position sur des terrains qui dépassaient le simple champ des Beaux-Arts. » (Réceptions de Courbet, fantasmes réalistes et paradoxes de la démocratie, 2007) D’ailleurs, Courbet lui-même le disait bien, « j’exprime mes idées avec mon pinceau ». Toujours selon Thomas Schlesser, « Courbet attribue d’abord une fonction philosophique à l’art (« l’émancipation de la raison ») et, ce faisant, influe sur le cours social et politique en promouvant la libération individuelle puis, à travers la démocratie, la libération collective ». Ici aussi, une forme nouvelle, le réalisme pictural, qui rompt un contrat social, celui stipulant que l’art est une machine à paraboles et que l’image ne vaut que si elle est idéalisée, rupture approfondie ensuite par les Impressionnistes et leurs suiveurs qui ont compté dans leurs rangs nombre d’artistes aux sympathies anarchistes, Camille Pissaro, Paul Signac, Henri-Edmond Cross, Maximilien Luce, Georges Seurat…
Les avant-gardes aussi ont fréquemment embrassé la cause anarchiste, à travers le vecteur de formes libératrices, en rupture. Les nihilistes pacifistes de dada, Hugo Ball et Tristan Tzara en tête, cherchaient à déployer un « nouveau type de conscience que l’on pourrait qualifier dans la logique très anarchiste du mouvement d’amoralité consciente et assumée » écrivait Laurent Le Bon dans le catalogue de l’exposition qu’il consacrait à dada au Centre Pompidou en 2005. Longtemps, le surréalisme a cherché la forme d’action politique la plus susceptible d’accomplir ses aspirations révolutionnaires, tâtonnements qui se sont cristallisés dans le conflit ouvert avec les communistes Naville, Aragon et Éluard. Quand au début des années 50, André Breton considère rétrospectivement la situation, il s’interroge. « Pourquoi, une fusion organique n’a-t-elle pu s’opérer à ce moment entre éléments anarchistes proprement dits et éléments surréalistes ? J’en suis encore vingt-cinq ans après à me le demander », comme si l’élan libertaire originel avait échoué, avant d’ajouter : « Où le surréalisme s’est pour la première fois reconnu, bien avant de se définir à lui-même et quand il n’était encore qu’association libre entre individus rejetant spontanément et en bloc les contraintes sociales et morales de leurs temps, c’est dans le miroir noir de l’anarchisme. » (« La claire tour », paru dans le Libertaire, le 11 janvier 1952). En considérant le futurisme, on pensera bien évidemment aux Funérailles de Galli l’anarchiste, de Carlo Carrà, et certains auteurs ont récemment mis à jour les sympathies des cubistes avec l’anarchie — Patricia Leighten dans son essai sur Juan Gris.
Après la guerre, c’est plutôt le désagrégement des formes qui a accompagné l’idéal anarchiste. George Bataille remarque à l’entrée « Informe » de son « Dictionnaire critique », « il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat. » Ainsi, l’informe apparaît-il comme ce qui résiste à la volonté d’imposer un ordre aux choses. Nombre de ses apôtres ont eu des influences ou des convictions anarchistes que ce soit sourd, comme chez CoBrA et Pierre Alechinsky, plus affirmé, avec le mouvement Provo aux Pays-Bas dans les années 1960, ou éclatant, avec Jackson Pollock — dont les convictions débordaient déjà dans les fresques, réalistes, créées dans le cadre de la Works Progress Administration. Chez les expressionnistes abstraits, on retrouvait aussi Mark Rothko et Barnett Newman, ce dernier estimant que si ses peintures étaient vraiment comprises, « cela signifierait la fin de tout capitalisme d'État et du totalitarisme ». Les États-Unis au sortir du Maccarthysme n’étaient pas en reste, Donal Judd aussi est connu pour ses convictions anarchistes — suscitant une polémique en 1971 avec le Guggenheim, qui avait refusé d’exposer Hans Haacke pour le motif que sa charte prohibait l’art politique, « J'ai été offensé car cela signifiait que mon travail, acceptable en tant que soi-disant abstraction, n'avait aucune signification politique » écrit-il alors (Donald Judd: Writings, 2016) — tout comme John Cage qui ne cherchait pas moins que l’« harmonie anarchiste » dans la musique, quand « il n'y a plus [de] hiérarchie ; les sons ne sont pas dans un système de lois », allant même jusqu’à affirmer « la meilleure forme de gouvernement, c'est pas de gouvernement. Nulle harmonie ; c'est l'harmonie. Autrement, sans anarchie, on ne peut pas avoir l'art. L'art est la preuve de la practicalité de l’anarchie. » (« Cage par lui-même », entretien entre George Nicholson et John Cage, 1989). Évidemment, l’« anti-art », que ce soit à travers le situationnisme, fluxus ou le mail art, Ray Johnson en particulier, a aussi été un vecteur fort d’idées anarchistes, dans sa rébellion contre les sources de légitimé de l’art, le fétichisme de l’objet, la quête de sens… Celui que l’on pourrait d’ailleurs considérer comme le père de l’anti-art, Duchamp, se qualifiait à la fin de sa fin d’« anartiste » — entendre « ni artiste, ni anarchiste, mais aussi l’un et l’autre à la fois ». Dans les années 1990, enfin, c’est la communication directe et l’absence de forme tangible qui sont devenues les nouveaux vecteurs de l’anarchisme, porté par le rêve libertaire du Web. Impossible d’aborder le net art sans prendre en compte cette teinte anarchisante qui consistait à employer de nouveaux canaux de distribution pour court-circuiter les réseaux légitimes et institutionnels de l’art. En cela, l’exemple le plus frappant est peut-être celui de Heath Bunting, qui maintenait par exemple une carte des radios pirates de Londres, ou critiquait vertement la monétisation des Internets dans Own, Be Owned or Remain Invisible — un site présentant un texte dont chaque mot est un hyperlien vers des sites dont l'adresse est le mot lui-même suivi de .com.
Bien sûr, certains conservateurs et commissaires ont cédé aux sirènes anarchistes, Harald Szeemann, le père des curateurs lui-même. Son exposition « Machines célibataires », présentée en 1976 au Musée des Arts décoratifs accordait une place non négligeable aux utopistes, anars, illuminés et fous, et le curateur écrivait dans l’un de ses ouvrages de référence « je suis ce qu’on appelle un « penseur sauvage » qui se repaît du caractère mythique et utopique que revêtent l’esprit humain et l’activité humaine. Je suis donc anti-scientifique, spéculateur, anarchiste (pas terroriste) (…). La collection est pour moi une partie de la mémoire collective, il faut donc sans cesse s’interroger sur son contenu utopique » (Museum der Obsessionen, 1981).
Absence et nostalgie
Cette généalogie, sans doute trop brève, semble néanmoins s’échouer sur une absence, sur un vide. Où sont les anarchistes de l’art ? On ne peut ignorer une certaine nostalgie, ce dont témoignent les nombreuses expositions « hommage », l’année dernière à mai 1968 où l’on a pu voir, aux Beaux-Arts de Paris ou à l’atelier Clot les vestiges des mouvements contestataires affichistes, ou a des individus dont on met en avant les sympathies anarchistes, comme Gordon Matta Clark au Jeu de Paume en 2018 ou Félix Fénéon actuellement au Musée de l’Orangerie. De manière connexe, l’esthétique de la rébellion, de la résistance ou de la lutte, a le vent en poupe, ce dont témoigne quelques grands rendez-vous des dernières années comme « Soulèvements » de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume en 2016, ou le travail de l’artiste Matthieu Saladin, qui réalise pour certaines expositions ou projets d’édition des « calendrier des révoltes » et avait en 2016 réalisé une exposition à la galerie Salle Principale (Paris) dont l’objet était de sonder les présupposés philosophiques de la dette.
Sinon, on voit des drapeaux noirs, beaucoup, dans des lieux qui parfois font tiquer, comme c’était le cas avec le chorégraphe William Forsythe dans l’élégante galerie Gagosian du Bourget en 2017. Ce dernier avait planté dans l’espace l’un de ses « objets chorégraphiques », un bras motorisé de chaîne de montage agitant l’étendard obscur. Claude Lévêque aussi, a planté le drapeau noir, et pour le coup c’était dans le pavillon français de la Biennale de Venise en 2009, une installation baptisée Le grand Soir, dans une ambiance carcérale. Pour ces deux projets, une même interrogation, quel est le sens d’une telle œuvre ? Ainsi, Claude Lévêque récusait toute interprétation trop littérale. Penser qu’un tel dispositif puisse épouser l’idéal anarchiste, l’hypothèse qu’avait émise le Monde, l’intéressé s’en était défendu. « Si le drapeau noir représente l’anarchie, qu’évoque aussi le titre, on peut l’interpréter avec le spleen de Baudelaire, avec La liberté guidant le Peuple de Delacroix. Les interprétations qui ont été faites du Grand Soir, en particulier celle du Monde, sont réductrices ; elles présupposent une position naïve que je n’ai évidemment pas, une position de libérateur que pourrait résumer la formule : « je veux libérer la France par l’anarchie, vive l’anarchie ! » C’est l’interprétation qui est naïve. » (« Le ciel est en prison », entretien avec Anne Bonnin). Un héritage convoqué mais bafoué, cité mais moqué…
Comme on l’a constaté, l’anarchie s’est moins immiscée dans le champ de l’art par des énoncés littéralement anti-capitalistes, anti-bourgeois ou libertaires que des formes progressives et transgressives qui elles-mêmes étaient le véhicule de cet idéal — le réalisme, l’informe, le virtuel. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui semble s’opérer, on exhibe les images, les souvenirs de l’anarchie certains de ses énoncés, mais pas le reste… Un exemple récent est le « ready made » de l’épave d’un bateau de migrants posée par Christoph Büchel pendant la Biennale de Venise. C’est un objet fort, en dehors de toutes considérations artistiques, parce qu’il porte la trace d’un drame, mais l’acte qui consiste à le poser au milieu d’une biennale peut interroger. On frise la culpabilisation et on tient un discours certes égalitariste, mais qui relève du truisme, d’autant plus qu’il est proférée dans un entre-soi étonnant. Bref, d’un côté, et cela semble rien de le dire, une production engoncée dans un académisme porté par les inerties marchandes et institutionnelles, et de l’autre les énoncés de l’anarchie phagocytés — anti-autoritarisme, contestation des pouvoirs politiques et financiers, promotion de l’égalité. Pas de forme neuve et dissidente, ni même les valeurs que sous-tendent ces énoncés — rejet de la hiérarchie et de l’autorité dans la conduite des projets, emploi de circuits de légitimité alternatifs, frilosité à l’inégalité…
Ce qui est en jeu, ici, ce n’est pas la préservation d’un idéal, l’anarchisme, qu’il faudrait conserver comme on muséifie une culture morte, c’est ce qui relève de la teneur critique de l’art, de son pouvoir de libération individuel. Il est stupéfiant de voir à quel point le dernier surgissement vraiment transgressif du champ esthétique, la dernière forme réellement anti-systémique, et en un sens libertaire même si elle n’était pas anarchiste, le graffiti, a été anéanti et vidé de sa substance par son introduction dans les valeurs marchandes. Le capitalisme donne des signes d’essoufflement, mais il est moins attaqué par des utopistes et agitateurs pour la liberté que des moralistes de tous bords, qui on le sait depuis longtemps, s’en tiennent à la condamnation et à l’indignation. L’art peut avoir un rôle à jouer dans ce nouvel ordre, mais il s’agit d’en reconsidérer le périmètre et les moyens.
Quelles causes voir à tout cela, à ces parodies de posture, même si on ne peut généralement pas remettre en cause leur sincérité ? L’artiste, dans l’impasse d’un système qui le broie, peut-il avoir été supplanté par le hacker, dans un monde renouvelé par les Internets ? Ce que semble témoigner nombre de collectifs ou d’individus, dans des eaux troubles entre hacktivisme, art et citoyenneté, comme RYBN qui créedes intelligences artificielles ou des encyclopédies numériques dont l’objet est de critiquer et de rendre perceptibles les mécanismes de l’autorité et de la rationalité dans la société, horizon partagé avec les artistes David Lepolard et Lucie Ferlin qui organisent le festival databit.me à Arles, dans une ambiance DiY, ou encore !Mediengruppe Bitnik qui en 2007 avait adressé un colis à Julian Assange à l’ambassade d’Équateur à Londres doté d’un GPS et d’un appareil photo programmé pour prendre une photo toutes les dix secondes et l’uploader dans l’instant sur un compte Twitter, un piège adressé aux autorités, et exhibé aux yeux du monde. Mais globalement, pourquoi l’art semble-t-il manquer le rendez-vous de l’émancipation et de la critique sociale alors qu’il ne prétend en même temps qu’à ça ? Avec l’effondrement de l’URSS, les dialectiques anti-capitalistes ont-elles périclité ? Le système aurait-il ostracisé les dissidents, en ne valorisant dans le jeu collectif de la légitimité que les images lui étant favorables ? Ou est-ce l’inverse, les anarchistes seraient-ils sortis d’eux-mêmes d’un système qu’ils ne peuvent réformer ? L’anarchie est-elle soluble dans un système aussi hiérarchique et capitaliste que le monde de l’art ? Peut-être, l’acte de création comme acte de résistance, réside-t-il nécessairement en dehors du monde de l’art, comme semble le soutenir Giorgio Agamben dans un recueil de quelques-unes de ses conférences récemment traduites en français (Création et anarchie, 2018), lui-même louant la politique du désœuvrement, comme une façon de suspendre et de contempler sa propre puissance d’agir dans une société ne croyant qu’au travail et à la croissance.
Texte publié dans AMA #320, numéro spécial fiac, octobre 2019