Pensée de la forêt et amnésie occidentale, le MEG au front
L’Amazonie demeure un parent pauvre des expositions d’art et d’ethnographie. Aux « sociétés des basses terres », on préfère l’art précolombien, les cultures maya, aztèque ou inca plus à même de bouger les foules. Ces dernières années, en Europe, les expositions portant sur le sujet se sont comptées sur les doigts de la main — le British Museum en 2001, la fondation Mona Bismarck en 2002 ou le Grand Palais en 2005 pour citer les plus importantes.
« Je veux remuer, dans un sens heuristique » s’exclame Boris Wastiau, directeur du Musée d’ethnographie de Genève (MEG) et commissaire de l’exposition. « Amazonie, Le chamanisme et la pensée de la forêt » a pour dessein de bouger les lignes, tout en réparant une injustice.
Qu’y trouve-t-on ? Une introduction qui mêle les voix du présent à celles de l’histoire. Les portraits signés Daniel Schweizer de caciques et chamanes, comme Raoni Metuktire qui a tant fait pour la préservation de la forêt amazonienne et de la culture indigène, côtoient des cartes, documents et objets plus archéologiques. Plus loin, les vitrines du MEG éclairent les outils utilisés par les chamanes pour crever le voile du monde et pénétrer l’invisible ; psychotropes, flûtes et parures animant leurs danses. Enfin, c’est un voyage au sein de différentes ethnies amazoniennes qui se dessine ; les peuples kayapó, bororo ou karajà figurent en bonne place. Des parures, des masques, couronnes et diadèmes flamboyants colorent les vitrines, réalisés à l’aide de nacre, de fibres végétales et de plumes. Beaucoup de plumes, de toutes les couleurs, vives et chatoyantes. Les photographies des ethnographes René Fuerst et Daniel Schoepf ou du cinéaste Paul Lambert dévoilent certains des artefacts portés ou employés par leurs premiers « propriétaires », histoire de faire parler ces objets, de les sortir de leur majesté silencieuse.
Recréer la jungle
Car avec « Amazonie, Le chamanisme et la pensée de la forêt », il est bien question d’empathie. L’exposition, la scénographie est signée par les architectes Bernard Delacoste et Marcel Croubalian, rappelle plutôt la period room que le traditionnel white — ou black selon l’envie — cube. La period room, c’est ce trope de la muséographie permettant aux visiteurs une immersion dans l’atmosphère d’un temps et d’une culture révolus, en proposant une restitution du contexte d’origine. Il faut faire vivre les objets, les remettre dans la jungle. « La boîte noire sculpte l’espace, le but de la scénographie est la suspension de l’incrédulité », explique Boris Wastiau.
L’exposition baigne dans une pénombre peuplée de tentures végétales et de photos en macro qui rappellent la forêt tropicale. On entend les bruits de la jungle ; les cigales stridulent et les grenouilles coassent, les hommes chantent. Des jeux d’éclairages permettent même de figurer le passage furtif du soleil à travers la maille végétale.
Il existe quelque 350 ethnies encore vivantes en Amazonie. Les quelques-unes sélectionnées ont toutes leur vitrine, leur propre espace au sein de cette forêt artificielle, comme pour éviter de provoquer des correspondances formelles hasardeuses entre des cultures foisonnantes, que l’on a l’habitude d’homogénéiser aussi bien par paresse intellectuelle que par méconnaissance de l’Amazonie.
Une portée politique
Pourquoi cette empathie ? Car il faut agir, et ce n’est pas Boris Wastiau qui dira le contraire. « Le chamanisme a survécu à cinq siècles d’ethnogénocide c’est un système extrêmement stable et pérenne. Et maintenant, c’est l’espace, la forêt, qui vient à manquer. »
Cinq siècles durant lesquels les hommes ont saigné d'abord, sous le joug des premiers missionnaires et jusqu’à la conférence de Valladolid, qui devait statuer si l’indigène avait ou non une âme. Puis c’est l’hévéa qui a saigné ; une culture brutale qui a appauvri les hommes et défiguré la forêt. Aujourd’hui, c’est l’Amazonie entière qui n’en finit plus de souffrir, éventrée par une déforestation galopante, polluée par l’orpaillage.
« Amazonie. Le chamanisme et la pensée de la forêt » exhibe les traces d’un passé qui n’existe plus, ou si peu, balayé par les bulldozers, après avoir été bâillonné par la « Rencontre » — les objets exposés n’ont habituellement pas plus de 200 ans. Le projet visé n’est pas de remettre une couche de culpabilité sur l’homme blanc, mais bien de provoquer la prise de conscience d’une réalité. « On ne peut pas défaire l’histoire », concède Boris Wastiau.
S’il est impossible de défaire l’histoire, le directeur du musée a tout de même souhaité l’ancrer dans le présent. « Ce qui est objectivable, c’est la paupérisation de la culture. Nous perdons de manière irréversible le lien séculaire qui a été noué avec la nature. » Dans son exposition, un dialogue se noue entre ce qui n’est pas le passé, mais des pratiques séculaires et aujourd’hui. Que ce soit par les portraits à l’entrée de l’exposition, les superbes photographies de Claudia Andujar qui tissent de délicates correspondances avec les objets exposés, ou la parole donnée aux indigènes, l’exposition évite la chausse-trappe de la muséification des cultures. Elle donne la parole aux Amérindiens eux-mêmes, notamment par le biais de petits films produits par le musée. Ce n’est pas dégoulinant de pathos ; les humains sont dignes. Ils témoignent de leur présent, du nôtre.
Les dégâts sont profonds, mais pas irréversibles. Récemment, le Fonds mondial pour la nature (WWF) a lancé un programme afin de sauver l’Amazonie, le Living Amazon Initiative. Et gardons à l’esprit Le Sel de La Terre (2014), le superbe documentaire de Wim Wenders sur la vie de Sebastião Salgado où l’on voit le photographe et quelques acolytes replanter des parcelles entières de jungle en Amazonie, avec succès et en quelques décennies à peine. Boris Wastiau conclut, léger sourire aux lèvres : « Le meilleur moment pour planter un arbre était il y a vingt ans ; le second est aujourd’hui. »
rticle paru dans Art Media Agency en novembre 2017