Rituels, Images vivantes

Mask, 2009, Jeanne Susplugas

Mask, 2009, Jeanne Susplugas

H Gallery, Paris

22 juin - 21 juillet 2018

Sandrine Elberg, Isabelle Levenez, Caroline Le Mehauté, Michel Nedjar, Arthur Novak, Aurore Pallet, Jeanne Susplugas, Ritual Inhabitual, Melvin Way + art classique d'Afrique de l'Ouest. 

« La magie implique une confusion d’images, sans laquelle, selon nous, le rite même est inconcevable. De même que sacrifiant, victime, dieu et sacrifice se confondent, de même magicien, rite et effets du rite, donnent lieu à un mélange d’images indissociables ; cette confusion, d’ailleurs, est en elle-même objet de représentation. Si distincts que soient, en effet, les divers moments de la représentation d’un rite magique, ils sont inclus dans une représentation synthétique, où se confondent les causes et les effets. (...) La fusion des images est complète, ici comme plus haut, et ce n’est pas idéalement mais réellement que le vent se trouve enfermé dans une bouteille où dans une outre, noué dans des nœuds ou encerclé d’anneaux. » [Marcel Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, 1902]

Pourquoi, en 2018, réaliser une exposition sur les permanences d’images, de gestes et d’idées relevant d’une pensée magique dans l’art contemporain ? D’abord, parce que le fait spirituel, dans son ensemble, connaît un regain d’intérêt, dont les artistes sont la chambre d’écho et, parfois aussi, les initiateurs. Les sociétés occidentales cherchent à se ré-enchanter, à s’extraire de longs siècles de phénoménologie triomphante et d’excès rationalistes. Comme si l’on devait renouer, avec maladresse parfois, avec l’inexplicable. Depuis quelques temps, la littérature scientifique est prolixe sur les états modifiés de conscience et les pratiques religieuses immémoriales ; en Nouvelle-Zélande, le parlement a reconnu le fleuve Whanganui comme une entité vivante et l’a doté d’une personnalité juridique… Les événements illustrant ce rejaillissement spirituel sont légion, nourris par la pensée écologique, la reconsidération de l’humain face au non-humain et le développement d’un matérialisme non-anthropocentrique, portés par la mise en réseau du monde. La seconde raison, c’est parce que l’espace de la H Gallery s’y prête, avec sa distribution particulière. Deux salles séparées par un couloir, comme deux états séparés par un passage. Cette distribution offre une métaphore du rituel.

Le rituel est un acte de médiation. Il rapproche des mondes, par l’intermédiaire d’images. Pour soigner et protéger, consulter les Anciens, accéder au savoir aussi, les praticiens fonctionnent par analogie, ou par métonymie. Ils agissent grâce à des médiateurs, totems, bâtons, danses, chants ou coups de tambours, masques ou effigies… Confondre l’image avec son modèle est le principe de la magie. Une image agissante, vivante.

En 1971, Mircea Eliade publiait La nostalgie des origines, ouvrage rassemblant divers articles de méthodologie et d’histoire des religions, mais dans lequel transparaissait un projet, presque un fantasme. Le fait que l’historien des religions, dans une société désacralisée, puisse contribuer à l’élaboration d’une nouvelle spiritualité, d’un « nouvel humanisme », par la confrontation de l’Occidental avec les mondes qui lui sont étrangers, dans le temps comme dans l’espace. Les artistes eux aussi, en s’inspirant de ces images vivantes, de ces gestes et de ces idées venues d’autres mondes, en mêlant notre culture aux autres, préparent le terrain à l’émergence de nouvelles conceptions du monde, de nouvelles spiritualités. L’exposition Rituels, Images vivantes dévoilera ces images. Comme la permanence des autres fonctions de l’art que celles de l’art.

Presse

« Rituels, Images vivantes », Grégoire Prangé, Jeunes Critiques d'art, 19 juillet 2018

« Rituels, Images vivantes », reportage de News Art TV Today, 5 juillet 2018 

« Ces images qui prennent vie », texte de présentation de l'exposition, Art Media Agency, 7 juillet 2018 

« Persistances magiques », Tom Laurent, Art Absolument #84, juillet-août 2018

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Biographies des artistes

Isabelle Levenez

Isabelle Levenez est artiste plasticienne, elle est également médium et a suivi une formation de chamane (celte). Les aquarelles qu’elle réalise depuis le début des années 1990 prennent parti de la liquidité du pigment dilué à l’eau pour superposer des formes — figures et visages, crânes, animaux, objets et plantes. Les dessins exposés à la H Gallery sont largement marqués par une « ontologie animiste », à l’instar de ce que pourrait écrire ou dire Philippe Descola (qui discutait récemment dans une conférence à la fondation Louis Vuitton de la particularité de l’art moderne et contemporain de représenter d’autres ontologies que celle du naturalisme occidental). Particulièrement marquante, l’aquarelle représentant un visage humain et un crâne reptilien exprime cela : une différence de « physicalité », certes, mais surtout un rapprochement des « intériorités », des âmes. Isabelle Levenez expose également une série de bâtons inspirés par le chamanisme.

Jeanne Susplugas

Le travail de Jeanne Susplugas, par l’intermédiaire de la photographie, de la sculpture et de l’installation  porte principalement sur l’enfermement et les pharmacopées contemporaines, sur les rapports de notre société avec la maladie et la mort. Ainsi, la superbe photographie d’un homme mettant un masque de soin fait d’abord référence à un monde aseptisé, clinique, aliéné. Il y a surtout quelque chose de bien magique dans l’acte de cet individu, immortalisé par Jeanne Susplugas à l’instant de poser le masque sur son visage, dont les yeux sont laissés dans la pénombre. L'identité disparaît derrière celle du masque. La seconde photographie, Tatoo renvoie à la structure moléculaire (mais sans la formule des atomes, juste leurs liens) de l'atarax, préconisé pour aider à lutter contre les manifestations mineures de l’anxiété, utilisé également de manière plus récréative. Comme si, l’image sur la peau, devenait active, mais aussi comme différents procédés d’écritures sur le corps (scarificifactions, tatouages, peintures corporelles) ont largement été employés dans le cadre de rituels magiques.

Aurore Pallet

Un détail de l’histoire… mais signifiant. Les premiers manuscrits de Cosme de Medicis qu’a traduit en latin Marsile Ficin n’étaient pas les Dialogues de Platon, comme on peut parfois le lire, mais ce qui allait devenir le Corpus Hermeticum, un recueil de traités mystico-philosophiques. Cela témoigne de l’intérêt fort que portaient les Italiens pour l’ésotérisme et la magie, mais surtout leur volonté (déjà) syncrétique de le mêler avec le catholicisme et d’autres formes religieuses — dans un projet universalisant. Aurore Pallet, dans sa peinture, s’est mise en chasse de ces survivances de pensée magique dans les images de la Renaissance (c’est le cas de séries comme Déluge et Les Augures) qu’elle mêle parfois avec des permanences plus contemporaines (les chasseurs d’orage…). Pour l’exposition, elle a réalisé une petite huile sur papier représentant Pygmalion et Galatée, une « image vivante » classique de l’iconographie occidentale, s’origineant dans l’un des mythes d’Ovide et maintes fois réemployée, aussi bien en art visuel que poétique. Surtout, elle a réalisé deux peintures inspirées de motifs propres aux images agissantes, ces images qu’un individu porte pour ses effets actifs quand il est atteint d’un mal. Le premier signe est employé pour réconcilier l’équilibre des forces cosmiques et telluriques d’un individu, le second pour accompagner le changement dans l’harmonie.

Melvin Way

Né en 1954, Melvin Way est élevé à Brooklyn. Adolescent, il se passionne pour les sciences, mais des problèmes psychiques le contraignent à interrompre ses études au Technical Career Institute de New York. Il est sauvé de la marginalisation par l’artiste Andrew Castrucci. Ses billets, sorte de talismans de taille modeste, qu’il conserve dans sa poche ou cachés dans des livres, sont  réalisés dans un temps long en collant des morceaux de papier noircis au stylo-bille de formules mathématiques ou chimiques, accompagnées de symboles et de mots énigmatiques, puis recouverts par endroits de ruban adhésif. Dans un entretien avec le collectionneur Bruno Decharme, l’artiste déclare ne pas dessiner, mais faire de « la science de réparation, de la science médicale », science dans laquelle transparaît son obsession pour l’espace et le temps. 

Ritual Inhabitual

Ritual Inhabitual est un collectif composé de deux artistes d’origine chilienne : la taxidermiste Florencia Grisanti et le vidéaste Tito González García. Les deux artistes mènent projet un documentaire sur les Mapuche — littéralement « Peuple de la terre », un ensemble de communautés aborigènes de la zone centre-sud du Chili et de l’Argentine. Réalisés au collodion humide, un procédé photographique conçu par Gustave Le Gray au milieu du XIXe siècle, leurs portraits de chamanes et de plantes de la région marquent par leur beauté, la précision de la technique et de ses délicats niveaux de gris. Mais le projet dévoile rapidement un versant plus politique. Toute une tradition ethnologique sur les Mapuche s’est trouvée erronée parce que fondée sur des documents ethnographiques eux-mêmes erronés : les photographes qui employaient la même technique du collodion humide au début du XXe plutôt que de prendre des portraits objectifs projetaient leur regard occidental sur leur sujets. Un projet comme pour apaiser une blessure historique. Pour l’exposition Ritual Inhabital a également produit deux pièces à partir d’un Python royal : le nœud de sa colonne vertébrale et une série de cartes inspirées d’un rituel de divination à l’araignée, le N’gam, employé par les Bafias (Cameroun). 

Arthur Novak

Dans les traces d’artistes marcheurs comme Hamish Fulton, Arthur Novak a réalisé deux voyages en Amazonie (2014, 2017) qui nourrissent sa pratique. Découverte de la faune et de la flore, de techniques séculaires de survie, vivant dans la forêt avec la bénédiction des chamanes de la région… Ces moments passés dans un autre monde se retrouvent cristallisés dans des dessins grand format au fusain, des sculptures, ainsi qu’une pratique documentaire et d’archive. Arthur Novak évoque parfois un sentiment d’ « amazonisme », comme une nouvelle forme d’Orientalisme. De la même manière qu’Edward Saïd a remarqué que les artistes du XIXe projetaient leurs fantasmes, notamment une quête des origines, dans l’Afrique du Nord, peut-être projetons-nous les nôtres, ceux d’une union retrouvée avec la nature et la spiritualité, dans ces territoires qui nous demeurent exotiques ? Pour l’exposition, Arthur Novak a réalisé un important wall drawing entre les deux espaces de l’exposition : les feuilles d’une palmeraie envahissent le couloir, comme celles que l’on pousse des mains avant de découvrir une clairière. Le passage d’un espace à l’autre de l’exposition, comme celui d’un état à un second.

Michel Nedjar

« Mon travail est une pulsion et une philosophie » déclarait Michel Nedjar en présentant son « introspective » au musée de Lille Métropole (LaM) en 2017. Près de soixante ans plus tôt, il commençait sa carrière à tout juste quatorze ans, dans une maison de confection comme apprenti avant d’entreprendre des voyages en Inde, dans plusieurs pays d’Asie et au Mexique, où il s’est familiarisé avec les rituels magiques traditionnels et les poupées d’envoûtement. C’est en revenant à Paris à la fin des années 1970 qu’il commence la confection de ses poupées à l’aide de tissus, de chiffons et de sacs en plastique qu’il assortit de plumes, de morceaux de bois, de paille, de ficelle et de coquillages trempés dans des bains de teinture, de terre et de sang. D’après Michel Thévoz, « il établit avec les tissus un rapport à la fois sensuel, symbolique et rituel. » Artiste plasticien et cinéaste expérimental, Michel Nedjar réalise aussi des dessins à la cire et à la peinture sur des supports récupérés ou du papier. Les thèmes qui sous-tendent l’ensemble de son travail sont l’enfance et le primitivisme, la vie et la mort, la magie et le voyage. Michel Nedajr a constitué, avec Madeleine Lommel et Claire Teller, la collection de L'Aracine, célèbre collection d’art brut aujourd’hui intégrée au LaM.

Caroline Le Méhauté 

Le travail sculptural de Caroline Le Méhauté, dans une certaine épure de forme, est souvent plus intense qu’il n’y paraît. Ces œuvres ont une présence forte dans l’espace, une certaine puissance physique. Par son emploi fréquent de la tourbe de coco, Caroline Le Méhauté place ses œuvres dans une proximité forte avec la nature. À première vue, Négociation #57 Grow Grow Grow est un tas comme l’art contemporain à tant su en faire, du tas de graviers de Bernard Pagès au tas de charbon de Bernar Venet en passant par le tas de bonbons de Félix Gonzalez Torres, ceux de Yoko Ono et même ceux que l’on retrouve avec facétie dans le film The Square (Ruben Östlund, 2017). À la différence de ces derniers, celui de Caroline Le Mehauté s’anime d’une délicate respiration. La terre respire… À ses côtés, une statuette Akan (Côte d’Ivoire, cira 1930), une maternité, dont l'enfant (accroché sur le dos) a disparu à cause des vicissitudes du temps. Poignante absence poétique. Allégorie plus grande encore. 

À noter qu’une large part des œuvres de Caroline Le Méhauté se nomment les « Négociations », comme le reflet d’une artiste qui ne crée pas ex nihilo, dans un acte presque démiurgique qui verrait l’artiste agir de manière toute puissante sur la matière. Une négociation c’est une économie. En sculpture, cela témoigne d’une vision non anthropocentrique de la matière, qui flirte parfois avec le projet politique. 

Sandrine Elberg

Depuis l’obtention d’un atelier en 2013 et la construction d’une chambre noire, le travail de Sandrine Elberg s’est cristallisé autour de recherches photographiques très plastiques, ancrées dans une exploration d’images relevant d’un imaginaire cosmique et l’emploi de fréquents jeux d’échelle. Se trouve-t-on dans le micro ou le macro ? Dans la matière, le cosmos ou un espace poétique ? Pour l’exposition, elle dévoile deux tirages de la série des Corps Célestes, réalisés sans appareil, uniquement à partir d’expériences menées en chambre noire sur des Polaroïds scannés — n’étant plus en vente et leur date de péremption passée, leur chimie n’en est que plus instable. Obtenues cachée, dans un processus artistique qui n’a rien à envier au rituel, ces images témoignent de la capacité à révéler la vie, un esprit au-delà du visible — incarné par l’appareil photographique. D’une certaine manière, elles rappellent les prises de vue à exposition longue que réalisaient les médiums au XIXe siècle pour  prouver l’existence des esprits.