Claude Viallat, essence et négation

Claude Viallat, l’un des membres fondateurs du mouvement Supports/Surfaces, occupe une place singulière dans le monde de l’art. Il a consacré sa carrière à désacraliser la peinture tout en s’effaçant derrière une œuvre prolixe, ancrée dans le quotidien. Claude Viallat expose à la galerie Daniel Templon à Paris jusqu’au 23 juillet 2016 (« Claude Viallat - Les années 1980 »). 

Votre travail joue beaucoup sur le couple répétition-différence. Répétition du geste, du procédé ; différence des supports, des couleurs…

Je dirais que c’est d’abord un travail sur la quotidienneté. Nous sommes les mêmes personnes qui répétons sans cesse les mêmes gestes et obtenons toujours des situations différentes de ces gestes. Chaque jour est une répétition du même qui donne à chaque fois des choses différentes. 

C’est ici que réside le principe de mon travail : si vous faites les mêmes gestes sur des supports semblables — à plus forte raison sur des supports différents —, vous obtiendrez chaque jour des résultats très différents. Je ne cherche pas à inventer quelque chose de nouveau ; je laisse les choses venir de manière à ce que la nouveauté s’invente d’elle-même. 

Chaque jour, je vis, je vois, je subis, j’engrange, je réfléchis, je récupère des choses — des impressions, des sentiments, des visions. Je laisse tout cela me nourrir. Comme je travaille sur des toiles qui ne sont ni enduites ni encollées, le matériau a une importance significative. Selon l’onctuosité de la couleur, il la récupère différemment. Il peut soit l’absorber, la refuser, la laisser se poser sans aucune imprégnation ou au contraire s’imprégner, diffuser. J’explore la manière dont les supports, les tissus — qui peuvent être des velours, des toiles de bâche, des draps — donnent une impression complètement différente dans le traitement de la couleur.

Claude Viallat dans son atelier© Clément Thibault

Claude Viallat dans son atelier

© Clément Thibault

On vous présente souvent comme un grand coloriste.

J’accepte la manière dont la couleur se donne à voir, c’est tout. Un peintre cherche ses tons de manière à les accorder. Je place les tons sur un tissu, un support et j’accepte le résultat.

À travers ces idées d’acceptation, de résignation, de répétition du geste, on peut tisser quelques parallèles avec des philosophies asiatiques. S’agit-il d’une influence pour votre travail ?

Ce qui m’intéresse dans la philosophie est l’effort qui consiste à accepter de ne pas intervenir quand quelque chose est en train de se passer. Accepter ce qui advient, le mémoriser, l’analyser a posteriori ; voir aussi les possibilités que l’on aurait eues si on avait travaillé autrement, les différences qui s’expriment sur un même support. Je cherche à tout mettre en mémoire, oublier puis recommencer.

Serait-ce votre conception de la peinture ?

Il y a de cela en effet. Je fais partie d’une génération qui pensait la fin de la peinture. Dans les années 1960, on entendait souvent parler du concept de « dernier tableau ». Bref, il était nécessaire d’inventer une autre peinture. 

Pour moi, peindre autrement, c’est remettre en question mon métier. En quoi consiste-t-il ? À prendre des toiles, à les mettre sur des châssis, à les encoller, à mettre un apprêt dessus puis à poser des couleurs en les multipliant afin de trouver les tons justes. J’ai essayé de tendre une toile crue sur le châssis et de travailler avec des couleurs composées de gélatine chaude avec du colorant universel. J’ai également utilisé des colorants pour bois, essayé de délayer mes pigments avec de l’eau, de l’alcool ; j’ai utilisé des colorants fugaces qui n’offraient aucune sécurité, ou l’acrylique. 

Les premiers monochromes montraient encore la volonté de tendre la toile sur le châssis. Or, si tendre la toile sur le châssis faisait le tableau, alors il fallait démonter cette mécanique en plaçant le châssis d’un côté, et la toile de l’autre — la mise en tension de ces deux éléments faisant un nouveau tableau. 

On a retrouvé cela avec Supports/Surfaces. Dezeuze travaillait le châssis sans toile, Saytour des quadrillages sur des toiles crues c’est-à-dire l’image du châssis sur la toile, et moi la toile sans châssis, d’où la déconstruction du tableau. 

Quel regard portez-vous rétrospectivement sur cette déconstruction de la peinture en tant que médium ?

Elle était nécessaire. Les jeunes Américains s’interrogent encore sur la déconstruction du tableau, mais en ramenant toujours le châssis au premier plan. C’est comme si enlever la toile du châssis allait à l’encontre de l’histoire de l’art. Pour moi, c’est une histoire parallèle qui a libéré la peinture, au moins dans une direction. Si l’on regarde la scène internationale, les artistes qui travaillent sur une toile non tendue sont rares. Les Américains ont du mal à se débarrasser du châssis.

Sans titre n°63 (1986)Claude Viallat Courtoisie Galerie Daniel TemplonPhoto : B.Huet-Tutti

Sans titre n°63 (1986)

Claude Viallat 

Courtoisie Galerie Daniel Templon

Photo : B.Huet-Tutti

Votre travail rejoint l’idée, ouverte par Matisse, de s’intéresser à l’objet fondamental de la peinture.

Quand Matisse peint, le blanc de la toile apparaît parfois sur le tableau — ce qui était traditionnellement tenu pour une hérésie. Dans mon travail, le tissu en lui-même devient le support médian, et en même temps couleur moyenne, c’est-à-dire l’étalon à partir duquel va s’organiser la distribution de la couleur, sa matière. Tout va réagir par rapport à cet étalon. En fonction de la qualité de ce support médian, on obtient des choses qui vont entrer en relation avec lui.

Comment vous placez-vous du point de vue de l’idée d’abstraction ?

Ma peinture n’est pas tant un problème d’abstraction ou de figuration qu’un système consistant en la répétition d’une même forme. Si je change de forme, mais pas de système, alors je ne change rien. Je me rends compte de la liberté que j’ai en insistant sur les formes mêmes et en éprouvant le paradoxe de la quotidienneté qui tient dans la récurrence d’une même forme. Je construis chaque jour des toiles infiniment différentes, ce qui m’offre une liberté extrêmement grande. 

En général, je ne choisis pas les tissus, on me les apporte. J’essaye de travailler avec des matériaux invraisemblables. C’est surtout le support et sa qualité qui font l’essentiel de mon travail.

Sans titre n°3 (1984)Claude Viallat Courtoisie Galerie Daniel TemplonPhoto : B.Huet-Tutti

Sans titre n°3 (1984)

Claude Viallat 

Courtoisie Galerie Daniel Templon

Photo : B.Huet-Tutti

Vous avez fait un voyage aux États-Unis dans les années 1970 et vous avez été très touché par l’art amérindien.

Qu’est-ce qui informe mon travail ? C’est bien sûr l’histoire de la peinture occidentale, mais aussi l’histoire de toutes les peintures ; orientales, extrême-orientales, australienne, américaine — et par américaine j’entends « indigène ». Toutes les ethnies indiennes qui ont travaillé la peinture sur les tentes ou sur les boucliers m’inspirent. La peinture sur boucliers s’effectuait sur des supports le plus souvent ronds, et chargés à la fois par les animaux totem, par la récupération des hauts faits — queue de renard, de loup, les scalps…. Bref, tout ce qui peut raconter l’histoire du guerrier. Le bouclier indien n’est pas seulement défensif, il représente aussi l’image symbolique du guerrier. Le bouclier est rond, il est généralement fait d’une baguette de saule revenue sur elle-même et ligaturée. Autrement dit, c’est le cercle premier. C’est l’image première du châssis rond ; comme l’arc est l’image la plus extrême de la toile tendue sur châssis — un fil en tension grâce au bois. Ces deux objets sont des fondamentaux. 

Similairement, la préhistoire est l’époque des premières représentations picturales. Et quelle a été la première représentation picturale ? Une empreinte humaine, c’est-à-dire quelqu’un qui a glissé, est tombé dans la boue puis a mis la main sur la paroi d’une grotte. Le fait de glisser et de tremper sa main dans la boue donne une main chargée, qui va ensuite se décharger sur la paroi... En séchant, la boue crée l’image de la main : le premier portrait. L’autre est représenté par une partie de lui-même, une trace, une empreinte. Après cette première image, la représentation s’est ensuite complexifiée, dans la mesure où l’homme a pris la peinture dans sa bouche et fait le contretype de sa main, en crachant dessus. La main droite est une main gauche retournée. En même temps, le fait de cracher dessus élargit ou rétrécit la perspective, la main. À la base de la représentation, il y a déjà une infinité de possibilités.

Votre travail semble lié à une pensée de l’essence, de l’origine.

C’est ce que j’essaye de faire. Le cerceau, le cercle, le bouclier, et l’arc sont des éléments premiers. Il existe dans l’histoire des connaissances un certain nombre de gestes ou de systèmes qui sont à la fois élémentaires et premiers. La cale par exemple, qui surélève ou coince, pour empêcher de rouler. Le fil à plomb est une corde et une pierre, en même temps qu’il est un rhombe — un instrument de musique —, une manière de lester, de donner la verticale. Tous ces éléments sont contenus en cette corde et cette pierre. Il y a aussi le garrot, le principe de la balance romaine... Ce sont des systèmes universels, premiers. Ce qui m’intéresse, notamment dans ma sculpture, c’est précisément le réemploi, ou la mise en interrogation de tous ces systèmes simples et universels.

Vos sculptures forment-elles une grammaire de l’universel ?

Ce sont des objets à la fois précaires, non fixés, qui sont laissés dans leur précarité et qui n’offrent aucune sécurité. Or, l’histoire de l’art est aussi l’histoire du marché de l’art et ce ne sont pas des caractéristiques traditionnellement valorisées par le marché. Elles ne sont pas sécurisantes.

Sans titre n°111 (1984)Claude Viallat Courtoisie Galerie Daniel TemplonPhoto : B.Huet-Tutti

Sans titre n°111 (1984)

Claude Viallat 

Courtoisie Galerie Daniel Templon

Photo : B.Huet-Tutti

En étant si prolifique, votre œuvre peut aller à l’encontre du marché. Quel est votre rapport avec celui-ci ?

Tout mon travail a été de désacraliser l’art. Certains éléments caractérisent traditionnellement le marché, comme la signature ou la rareté. Je vais à leur encontre. Mon travail est prolifique et je donne autant d’importance à un fil peint qu’à une toile peinte. Tous les éléments de peinture sont de la peinture. Un fil tiré d’une peinture est une peinture au même titre que la peinture. Je peux signer une toile, mais pas un fil, alors pourquoi signerais-je la toile si je ne peux pas signer le fil ?

Ensuite il y a la qualité du beau matériau, du beau métier, de même que la sécurité des matériaux et la sacralisation de la toile. Tout mon travail va à l’encontre de cela également. Je prends plaisir à travailler et je ne vois pas pourquoi je me priverais de ce plaisir — et surtout au nom de quoi. Peut-être que mes toiles en pâtissent, mais pas moi. Le reste, c’est une histoire de marchand, ce ne sont plus mes histoires. 

Je suis peut-être prétentieux. Je ne me trompe jamais parce que je ne veux rien. Je fais, et j’accepte ce que je fais. Pour moi, toutes les toiles sont sur le même plan.

Avez-vous renoncé à toute volonté de contrôle ?

C’est la chose la plus forte que de parvenir à accepter de ne pas avoir la maîtrise de ce que l’on fait au jour le jour. C’est une maîtrise de soi-même que d’accepter de ne pas maîtriser ce que nous faisons. La meilleure manière de modifier mon travail est de ne pas savoir ce que je vais faire, de m’obliger à être devant la découverte , être dans l’analyse de ce que je viens de faire et dans la prévision de ce que je pourrais faire. Il s’agit pour moi de prendre conscience de toutes les possibilités que j’ai envisagées et de ne pas en avoir besoin parce que le travail donne son résultat de lui-même.

Supports/Surfaces a été exhumé aux États-Unis. Que cela vous inspire-t-il ?

Qu’aujourd’hui le travail de Supports/Surfaces arrive aux États-Unis et que les peintres américains se posent les mêmes questions que nous à l’époque — mais à leur manière —, cela me semble tout à fait normal.

Les choses sont ainsi. Au début des années 1970, j’ai exposé un filet à la Biennale de Paris. Il s’est trouvé qu’un peintre américain et un peintre japonais avaient fait la même chose, au même moment, alors même que nous ne nous connaissions pas. Ils sont arrivés, par leur culture, à cette image, à partir de logiques différentes. Je trouve cela fascinant. 

Toutefois, si la peinture se modifie, cela ne doit pas concerner l’image en premier lieu — les artistes ne voient que l’image, c’est le point aveugle de notre époque. La modification de l’image ne concerne pas la peinture, car c’est la peinture elle-même qui est intéressante. La question fondamentale est : « Qu’est-ce que la peinture ? »

Interview publiée avec Art Media Agency en partenariat avec IdeelArt.