Javier Peres, sortir l’art du temps

Ces dernières années ont été témoins d’un regain d’audace de la part des commissaires d’exposition. Ce que l’on a pu constater, avec des évènements comme le « Bord des Mondes » (Palais de Tokyo, 2015), « Une brève histoire de l’avenir » (Louvre, 2015) ou « Carambolages » (Grand Palais, 2016), c’était la volonté de confronter des œuvres qui n’entretenaient pas de liens historiques immédiats, de liens avérés, mais plutôt des correspondances. L’histoire n’est pas mise de côté, plutôt en retrait par rapport à des relations anthropologiques ou formelles. Ces expositions s’apparentent ainsi plus à des essais, parfois des protocoles, qu’à des démonstrations, et leur dessein est moins de montrer un moment de l’histoire de l’art que de parler de l’Homme, d’interroger la grande histoire des représentations humaines ou d’opérer des rapprochements formels qui ont du sens. 

Avec la même audace, la tentation est grande d’exposer l’art classique africain aux côtés de l’art contemporain et en mai dernier, Bernard de Grunne et Almine Rech se sont associés dans le cadre d’une exposition hautement médiatisée. « Imaginary Ancestors » montrait à la galerie new-yorkaise d’Almine Rech la reconstitution d’une exposition de Paul Guillaume montrée à la galerie Durand-Ruel en 1933 (qui dévoilait des sculptures Fang près de contemporains de l’époque, preuve que ce geste curatorial n’est pas non plus de prime jeunesse) et des « primitivistes modernes » confrontés à des artistes comme Joe Bradley, Mark Grotjahn, Ana Mendieta, James Turrell et Erika Verzutti. 

Ce jeu de rapprochements, le galeriste Javier Peres (Peres Projects, Berlin) l’a déjà réalisé à trois reprises. En 2014 d’abord, dans sa galerie de Karl Marx Allee avec l’exposition « Group Spirit » pendant laquelle il montrait côte à côte des masques heaume Bundu de sa propre collection et des œuvres de Mark Flood, David Ostrowski ou Will Boone. En 2016, il frappait, de nouveau, toujours avec des œuvres de sa collection. « Wild Style » explorait les représentations de la figure humaine en confrontant des œuvres classiques africaines avec des artistes comme Donna Huanca – qu’il exposait cette année sur « Unlimited » à Art Basel –, Dorothy Iannone, Melike Kara, Mark Flood ou même un représentant de l’art brut tel Dwight Mackintosh. Les ethnies africaines exposées étaient plus diverses, aussi bien maliennes, congolaises que nigérianes – des objets Igbo, Kaka, Bamana, Dan, Mumuye ou Teke. Plus récemment, pendant Independent Brussels 2017, il présentait deux sculptures Fang gabonaises près des œuvres d’Austin Lee et Donna Huanca. 

C’est dans ce cadre que Parcours des mondes a invité le galeriste, président d’honneur cette année, à réaliser une exposition. Un projet à rebours de ses habitudes puisque cette fois-ci, il expose des œuvres de sa collection d’art contemporain face à des objets sélectionnés parmi ceux des marchands du salon. « Le Lion et le Joyau », d’après les vers de Wole Soyinka, montre, le temps d’un parcours, des œuvres nigérianes et celles de Donna Huanca, Melike Kara et Beth Letain.

Javier PeresCourtesy Peres Projects, Berlin © Adrian Parvulescu

Javier Peres

Courtesy Peres Projects, Berlin © Adrian Parvulescu

Vous collectionnez l’art classique africain depuis dix-sept ans. Vous avez choisi d’exposer vos pièces depuis peu, sans les vendre, afin de créer un dialogue entre l’art contemporain et l’art classique africain. Comment cette passion a-t-elle grandi ? 

Je viens de Cuba, que j’ai quittée à mes neuf ans. J’ai grandi dans une région assez reculée – je dis cela avec une certaine affection. J’ai développé là-bas une inclinaison à la rêverie et une envie d’ailleurs. J’étais surtout fasciné par les mondes anciens : l’Antiquité grecque et romaine, l’Égypte… À Cuba, il y avait aussi une forte présence africaine. Ma nourrice était Yoruba, et j’étais touché par ses histoires. 

Plus tard, adolescent, je me suis intéressé à l’art brut, puis Picasso, Twombly… Dans les années 1980, tout cela m’a amené à Basquiat. Je l’aimais moins pour l’aspect politique de son travail que sa manière de s’accomplir dans sa culture, son histoire. Assez logiquement, j’ai glissé vers l’art africain. J’étais avocat à ce moment-là, ce qui me faisait voyager à Paris et Bruxelles, les épicentres de l’art tribal, même si je ne collectionnais pas à l’époque. Je fréquentais beaucoup le quartier des Sablons et Saint-Germain-des-Prés. 

Qu’est-ce qui nourrit cet intérêt ?

Deux axes. Premièrement, la manière dont l’art classique africain est entré dans le giron de l’art occidental au début du XXe siècle du fait des avant-gardes. Mais surtout, c’est l’histoire des objets et celle des cultures qui les accompagnent.

J’ai une approche humaniste de l’art, plus globale que celle, très cloisonnée, dont découle la vision occidentale. Dans le contexte africain, l’art était une réalité, pas une fin. Les rites étaient une manière d’honorer les ancêtres et de garder une trace du savoir, car même si les civilisations africaines reposaient sur l’oralité, certains objets étaient employés à des fins de communication. En observant ces objets, je me sens capable de m’immerger dans leur monde. 

Les pièces de l’exposition « Le Lion et le Joyau », que vous avez choisies viennent toutes du Nigeria. 

En discutant des possibilités offertes par l’Espace Tribal, nous nous sommes dit que partir des pièces des marchands pour les faire entrer en correspondance avec les pièces de ma collection serait une bonne idée. C’est-à-dire l’inverse de ce que j’ai fait jusqu’à présent. C’est une exposition assez subjective, les connexions se font à partir de mes intérêts : l’art du Nigeria avec quelques ethnies qui remontent jusqu’au Cameroun – je récuse le tracé des frontières actuelles en Afrique. Des pièces Mumuye, Igbo, Urhobo, Jukun… 

Cette région compte beaucoup d’ethnies, qui se sont mêlées et ont eu de riches rapports. Collectivement et singulièrement, elles ont développé un langage très représentatif de l’art africain tel que je l’aime, très expressionniste. D’aucune manière, il n’a à voir avec l’art occidental, avec les formes que j’ai commencé à aimer jeune, idéalisantes. La manière dont ces ethnies représentent le corps humain est fascinante. L’audace de leur traitement des formes rappelle Miro, Picasso. Elles représentent moins qu’elles n’expriment… 

Comment avez-vous élaboré ce commissariat ? 

Il n’y a pas de correspondances directes d’une œuvre à l’autre. Toutefois, je pense qu’il existe une ligne imaginaire qui relie les artistes – certains groupes au moins – en dehors de dimensions temporelles ou géographiques. Cette ligne, je la sens entre les pièces de l’exposition. 

Le travail de Melike Kara, selon moi, se rapproche d’une documentation de rite. Donna Huanca est bolivienne. Elle a grandi au milieu des rituels de son père. Son œuvre est infusée par cette culture magique. Tous les artistes reflètent ce qu’ils sont, d’où ils viennent. Seuls les grands artistes parviennent à transcender cette singularité dans le collectif, voire l’universel. C’est important d’avoir cela à l’esprit en considérant l’art classique africain. Toutes les pièces proviennent d’une région singulière, d’une culture dont nous avons perdu la trace du fait de son oralité, mais elles transcendent cela. 

Hoasca (2017)Donna HuancaCourtesy Peres Projects, Berlin 

Hoasca (2017)

Donna Huanca

Courtesy Peres Projects, Berlin 

Vous vous placez en faveur d’une démuséification de l’art classique africain… 

Trop longtemps, il a été cantonné à l’ethnographie. Je suis profondément attristé par la fermeture du musée Dapper, mais je pense que ces musées, avec le Quai Branly, et leur lumière tamisée, ne rendent pas toujours hommage aux objets. Je préfère les présenter en dialogue avec d’autres formes d’art, pour les éclairer d’une manière nouvelle, rafraîchir notre regard, changer notre perspective et surtout les ramener à une forme de vie. Ces objets sont hors du temps. L’ethnographie est un champ primordial de la connaissance, mais elle a accaparé leur étude. Je souhaite ouvrir le champ, exposer l’art classique africain près de performances, d’art vidéo, de tout. 

Ne court-on pas le risque de la formalisation excessive dans ce cas ? 

Le fait qu’ils aient été utilisés dans le cadre de rituels ne veut pas dire que ceux qui utilisaient ces objets ne considéraient pas leur dimension artistique. On n’a aucune certitude sur le sujet. Certains étaient sculptés à destination des rois, très travaillés. Quelle distinction existe-t-il entre l’ornement et l’art ? 

Souvent, on considère l’art classique africain comme une réalité statique, comme des formes qui n’ont pas évolué. C’est faux. Les artistes africains s’influençaient entre eux, autant que les artistes européens, et ils incorporaient aussi d’autres cultures auxquelles ils avaient accès. Je suis convaincu qu’il y a une histoire des formes, il reste beaucoup de régions propices à la recherche – même si l’on se confronte à une grande limite, l’oralité de la culture africaine. 

Pourquoi place-t-on la Vénus de Milo dans un musée d’art et un masque ou une figure africaine dans un musée d’ethnographie ? La Vénus de Milo avait une fonction religieuse, elle aussi était utilisée dans un cadre rituel… Au lieu d’être si critique, si analytique, je pense que nous devrions laisser les choses aller. Il faut montrer ces objets, et les montrer avec respect. Ensuite, il faut laisser le public arriver à ses propres conclusions. Je suis un avocat de formation, je n’ai jamais fait d’histoire de l’art ni travaillé dans un musée, je n’ai jamais travaillé dans une galerie autre que la mienne. J’assume la subjectivité de mon point de vue pour essayer d’initier quelque chose d’autre. Aujourd’hui, on se casse la tête pour avoir des parcours très soignés et justes. Au début du XXe siècle – Paul Guillaume est un exemple –, ils plaçaient les objets sur des piédestaux et voilà… Et ça marchait. 

Vous avez d’autres projets dans le domaine ? 

J’aimerais explorer le mouvement dans l’art classique africain, avec une exposition qui mêlerait performance, vidéo… mais je dois encore trouver les pièces. 

Infos

« Le Lion et le Joyau »

Du 12 au 17 septembre 2017 

Espace Tribal 

22, rue Visconti, 75006 Paris

Publié dans AMA, dans le numéro spécial Parcours des mondes 2017.