the-ogre.net

Une exposition-conte pensée par Lucien Murat & Clément Thibault 
Du 3 au 24 juillet 2021 
Galerie Suzanne Tarasiève, Paris

the-ogre.net est une exposition, du 3 au 24 juillet 2021 à la galerie Suzanne Tarasiève, prenant la forme d’un conte. En filant la métaphore de l’ogre pour incarner Internet, l’idée est de mêler des réflexions sociologiques et esthétiques, sur notre condition et l’évolution de la représentation, notamment picturale, dans un contexte post-internet. Essayer de donner une image à Internet, une image à ce qui les englobe toutes, à leur matrice. La métaphore de l’ogre permet également d’aborder les grands enjeux de l’hypermnésie d’Internet et de l’exploitation des données personnelles à travers l’image de l’ingestion et du réseau, de la surveillance, de la séduction et du rapt, tout en conférant à l’exposition une teinte enfantine. Le même sentiment que, enfants, nous ressentions en écoutant les histoires qu’on nous racontait — la fiction met de l’ordre dans une réalité trop complexe. Ainsi, the-ogre.net aborde la contemporanéité de notre condition, ses paradoxes, ses étrangetés, et surtout l’ambiance à la fois fascinante et inquiétante entourant le développement de ce qu’on a tour à tour nommé bio-politique, capitalisme de surveillance, société algorithmique, techno-féodalisme, etc. Aborder les espoirs et les désillusions d’Internet, et particulièrement la manière dont les désillusions étaient en puissance dans l’utopie originelle, et leur inverse, montrer comment la dystopie que construit Internet est toujours hantée par le spectre de l’innocence et du partage.

Artistes 

Linus Bill + Adrien Horni ⸱ Alexandre Bavard ⸱ Arno Beck ⸱ Agathe Brahami-Ferron ⸱ Christophe Bruno ⸱ Dylan Cote + Pierre Lafanechere ⸱ Fleuryfontaine ⸱ Julius Hofmann ⸱ Antwan Horfee ⸱ Margaux Henry-Thieullent ⸱ Hervé Ic ⸱ Jordy Kerwick ⸱ Lek ⸱ Albertine Meunier ⸱ Lucien Murat ⸱ Jon Rafman ⸱ Elsa Rambaud ⸱ Sabrina Ratté ⸱ Céleste Richard-Zimmermann ⸱ Saftkeur ⸱ Lise Stoufflet ⸱ Tyler Thacker ⸱ Adrien Vermont ⸱ Paul Hamy ⸱ Richard Vijgen ⸱ Anatoly Shabalin ⸱ MOA (Charles Ayats, Franck Weber, Alain Damasio et Frédéric Deslias)


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La toile et le web 

À ses origines, Internet avait été imaginé comme un espace libre, ouvert et décentralisé, l’outil de communication ultime, celui qui devait enfin abolir les frontières du temps et de l’espace entre les citoyens du globe, et mettre le monde en relation avec lui-même. Mais déjà, le capital et les agences gouvernementales guettaient. En peu de temps, Internet est devenu l’aboutissement et l’instrument d’une hystérie hypermnésique incomparable. Tout voir, tout savoir, tout entendre, tout traquer et se souvenir de tout. Nos mouvements par géolocalisation, nos interactions sociales par les services de messagerie, nos transactions et les traces plus générales de notre navigation sur le web dont Albertine Meunier a créé un livre, nos visages et nos données biométriques… On connaît les raisons : analyses statistiques, profilage marketing, surveillance, prédiction. L’appétit ogresque pour la data est d’ailleurs soutenu par une structure conçue à son origine même comme un dispositif mémoriel : le protocole world wide web est né de la rencontre des infrastructures de réseau, Internet, et d’un dispositif devant simuler la mémoire humaine dans les recherches sur l’intelligence artificielle, par un système de pages et de liens, imitant la mémoire et les synapses. En mêlant un dispositif panoptique à la représentation du Golem, mythe originel de l’IA tel que décrit par Norbert Wiener, Pierre Lafanechère & Dylan Cote se font l’écho de ces origines. Le système nerveux de l’Ogre. Au printemps 2017, pendant sa Conférence annuelle des développeurs, le PDG de Microsoft Satya Nadella expliquait, non sans fierté, que le trafic internet avait été multiplié par 17,5 millions en 25 ans (100 gigabytes en 1992, soit ce que produit une voiture autonome aujourd’hui en une seconde), et que 90 % des données stockées en 2017 avaient été générées en deux ans seulement, signe d’une accélération exponentielle du recueil. À l’époque, il s’attendait à 25 milliards d'appareils intelligents en 2020. Cet ogre, la sociologue Shoshana Zuboff l’a nommé « Big Other », pour marquer l’évolution par rapport à grand frère orwellien. 

« Le capitalisme de surveillance est le marionnettiste qui impose sa volonté par le truchement du dispositif numérique ubiquitaire. Je nommerai à présent ce dispositif Big Other : cest cette marionnette douée de sens, qui se meut grâce aux ordinateurs et au réseau internet et qui restitue, contrôle, calcule et modifie le comportement humain (…) Big Other ne se soucie pas de ce que nous pensons, ressentons, ou faisons, tant que ses millions, ses milliards d’oreilles et d’yeux doués de sens, d’action et d’aptitude au calcul peuvent observer, restituer, traduire en données et instrumentaliser les immenses réservoirs de surplus comportemental générés dans le brouhaha galactique des connexions et des communications. » 

Notre Ogre, ce Big Other, ne mange pas le petit Poucet, mais les morceaux de pain laissés derrière. Il ne mange pas notre chair, mais nos traces. Et son arme, ce qui alimente son rapt permanent, de nos traces, mais aussi de notre attention et de notre temps, c’est la séduction et la manipulation. L’émergence des hikikomori en est une manifestation, ces jeunes refusant le monde pour Internet, vivant coupés et cloîtrés le plus souvent dans leurs chambres, tel que le montre le film du duo Fleuryfontaine, qui a entretenu avec Ael une relation via internet, et utilisé des moteurs de jeu vidéo pour reconstituer sa réalité. Les hikikomori sont les symboles du rapt de l’ogre, même si nous sommes tous ses esclaves, d’où l’émergence du concept de digital labor, ou travail immatériel, le recueil des datas que nous générons, ensuite exploitées par les plateformes, cœur de l’évolution du capitalisme financier en « capitalisme docu-médial » selon les mots du philosophe Maurizio Ferraris. La « révolution documédiale » résulte ainsi de l’union entre une base documentaire puissante (le web comme archive) et le dynamisme des médias (chacun de nous est à la fois récepteur et producteur de messages, alors que nous n’en étions hier encore que des récepteurs). Christophe Bruno avec sa performance Google Adwords a montré la voracité de l’Ogre sur le langage notamment, par cette entreprise de commercialisation sémantique que sont les adwords, et d’appauvrissement du verbe par le prisme du maistream

Drôle de monstre que l’ogre. Le monstre, c’est celui qu’on montre généralement, étymologiquement en tout cas (monstrare). Nette  inversion. Internet est un invisible, que l’application de réalité augmentée de Richard Vijgen vient révéler. C’est un ogre abstrait, dans les vapeurs du cloud, et concret, avec ses satellites, câble sous marins, data centers et antennes relais, mais c’est surtout un monstre caché. Ce n’est pas celui qu’on montre du doigt, fourche à la main, mais un corps immense qui surveille, influence et se souvient. Les 9-eyes nous guettent, du nom de la série de Jon Rafman recueillant les bizarreries de Google Street View, et de la caméra à neuf yeux de Google parcourant les rues. Monstre conscient, ogre d’ondes, avaleur d’octets qu’il ne digère jamais. Internet est une entreprise holistique, le réseau doit phagocyter tous les humains et recouvrir toutes les strates de la réalité, et l’entreprise ne cessera avant d’avoir atteint son but, comme le souligne si bien le projet de réalité virtuelle, MOA, de Charles Ayats, Franck Weber et Frédéric Deslias, tiré des Furtifs de Alain Damasio. 

Cela va jusqu’à modifier la manière dont on perçoit la réalité, Internet est l’un des plus grands chamboulements esthétiques que nous ayons vécus. L’ogre nous abreuve d’images, en permanence, dans un régime que la philosophe Marie-José Mondzain a nommé « phobocratique » — la puissance narcoleptique et stupéfiante du flot des images, comme neutralisation des citoyens. À force de voracité, à force de grandir, Internet a fini par doubler une réalité que l’on capte par ses nombreuses interfaces. Les modes de représentation, les normes, les références culturelles qui s’y sont construites et brassées ont fini par innerver en retour les artistes. Par un jeu de balancement, comment donner une image à l’Ogre, donner une image à ce qui les englobe toutes, à leur matrice ?

Les artistes que nous montrons dans cette exposition en sont l’écho : Linus Bill + Adrien Horni, Alexandre Bavard, Elsa Rambaud, Arno Beck, Agathe Brahami-Ferron, Julius Hofman, Antwan Horfee, Margaux Henry-Thieullent, Hervé Ic, Jordy Kerwick, Lek, Lucien Murat, Sabrina Ratté, Céleste Richard-Zimmermann, Saftkeur, Lise Stoufflet, Tyler Thacker, Adrien Vermont, Anatoly Shabalin ou Paul Hamy. L’écho d’une esthétique de pixels, de couleurs flash, du vert Atari aux couleurs enfantines de Google ;  l’écho d’un univers de références culturelles construites à travers une culture du mash-up, de l’hybride comme nature, d’un monde de chimères favorisé par un retour du collage surréaliste mué en esthétique WTF. L’écho d’une esthétique du flou, comme vue à travers l’écran ou, au contraire, du full HD, trop bright pour être vrai, presque trop réel ; l’écho d’un monde de volumes montés en polygones, et surtout, d’un retour à la figuration dans une société que trop abstraite, qu’on a besoin de réincarner, mais comme vidée de vie. L’écho de ces innombrables tentatives de matérialiser l’intangible, de donner des manifestations tangibles à la virtualité. 

L’ogre a aussi colonisé l’imaginaire des peintres et des plasticiens qui, comme d’habitude, ont saisi cette esthétique fugace, cet esprit du temps capturé dans l’immuable de la toile ou de la forme. the-ogre.net est ainsi la rencontre de deux consciences, l’une cybernétique et ubiquiste, l’autre picturale et séculaire, deux consciences, c’est-à-dire deux mémoires, deux réseaux d’images, de représentations, de mythes, de sens, qui s’hybrident et s’influent. 

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Le Conte 

Il était une fois un, et puis deux fois zéro, et puis une fois un de nouveau. Un câble tout d’un coup se raidit, se contracta, l’œil de Ko s’ouvrit, les paupières lourdes. La caverne dans laquelle il se trouvait était sombre, mais tiède. Il tenta vainement de bouger, mais se rendit compte qu’il était attaché à un râtelier. Il sonda son entourage, et constata avec effroi qu’il n’était pas seul, mais entouré d’une foule d’autres enfants, comme lui, tous attachés à des râteliers, pendant mollement, dans une torpeur à demi-consciente. Tous regardaient les images qui ne cessaient de danser sur les parois de la caverne, les ombres d’un grand feu brûlant en son cœur. Il reconnut dans les anfractuosités de la roche et les ombres projetées le visage qu’il avait tenu comme celui de sa mère. Ko avait peur. Était-il en train de rêver ou venait-il de se réveiller ? La peur devint effroi en voyant que son nombril avait disparu, et qu’un grand tuyau le remplaçait, agité de légères contractions. Il n’était pas seul dans ce cas, il en était de même pour tous les enfants. Pris de panique, le jeune Ko se mit à remuer, si fort qu’il tomba du râtelier où il était maintenu. Difficilement, les membres engourdis, il agrippa le tuyau de son nombril, et commença à en suivre la trace, en titubant. La grotte était immense, et partout les enfants inconscients, suspendus à leurs râteliers, regardaient les images sur les murs en gémissant. Tous les câbles du ventre de tous les enfants allaient au même endroit, mais Ko ne savait où. Tout d’un coup, en s’approchant du feu, il aperçut d’autres silhouettes qui s’affairaient autour de l’âtre. Il se cacha, et constata que des trolls dansaient autour du feu, et formaient les silhouettes projetées sur les murs. Ko se hâta pour s’introduire dans un goulot de la grotte à l’abri des trolls. Ce petit boyau était sombre, mais il poursuivit son chemin. Après de longues heures de marche, il vit un groupe d’enfants venant à sa rencontre. 

« Tu es Ko », lui dit un premier. Il s’aperçut que ces enfants n’avaient plus de tuyaux, mais un nombril d’enfant. 

« Comment le sais-tu ? » 

« Ton information te précède », lui répondit un second.

« Tu es ici dans la grotte de l’Ogre, remplie des enfants que les trolls capturent. »

« Pourquoi nous capturent-ils ?  Quel est cet horrible tuyau ? » 

« L’ogre Magaf se nourrit de la matière des traces que tu laisses dans son monde. Il se nourrit de la matière de tes rêves, de tes souvenirs, et de tes pensées. » 

Ko arracha son cordon ombilical dans un hurlement, une goutte de fumée d’échappa du tuyau. 

« Ko, tu viens de t’émanciper de l’Ogre. Tu es des nôtres maintenant, et par là, je te renomme Hikiko. Nous luttons contre son emprise, et ne pourrons sortir d’ici et rejoindre le monde qu’en mettant fin à son festin. » 

« Mais, comment ? »

« L’Ogre voit tout, mais il est aveugle. Il entend tout, mais il ne sait rien. Il se souvient de tout, et c’est cela qui l’empêche de voir et de connaître. » 

« Pourquoi veut-il se souvenir de tout, alors ? »

« Pour en attirer encore plus dans son antre. » 

« Et pourquoi toujours plus ? » 

« Parce que c’est ainsi que les choses sont ; elles grandissent, deviennent trop grandes, et doivent s’écrouler. Il faut donner à l’Ogre Magaf l’oubli, et par l’oubli viendront la vue et la connaissance. » 

Hikiko suivit donc les siens, ceux au nombril. Ils arrivèrent après plusieurs jours de marche au pied de l’Ogre. On ne voyait que son pied, et tous les tuyaux de tous les enfants convergeant en un immense faisceau fumant à l’intérieur même de son ventre. Les enfants escaladèrent encore, des heures durant, le pied, la jambe, le ventre et puis la gorge. En arrivant au menton, soufflant, haletant, ils remarquèrent avec stupéfaction qu’ils étaient sortis de la grotte, et que le front, les oreilles et les yeux de l’Ogre étaient si grands qu’ils semblaient des montagnes. Le soleil leur brûlait les yeux.

Hikiko grimpa le visage immense de l’ogre, passa entre ses deux yeux globuleux, et avec un pieu transperça le front de l’Ogre en son centre. Le petit trou du petit pieu sur le grand front de l’Ogre commença à trembler, s’ouvrir, béant. Une immense colonne de fumée s’échappa en un tremblement de terre. Elle emporta Hikiko. Elle libéra l’Ogre de sa mémoire. Elle éteignit le feu. Pauvre Hikiko, son sacrifice ne fut pas vain, car tous les enfants se réveillèrent, libérés de l’étreinte de l’Ogre, et formèrent alors une communauté heureuse. Le trou devint le puits d’une onde pure, et près de ce puits ils placèrent son tombeau.

Hikiko mori. 

Hervé Ic, Sabrina Ratté, Margaux Henry-Thieullent© Axel Fried

Hervé Ic, Sabrina Ratté, Margaux Henry-Thieullent

© Axel Fried

Lise StouffletFrejya (2021), Lonely car (2020), In the cloud, (2021)© Axel Fried

Lise Stoufflet

Frejya (2021), Lonely car (2020), In the cloud, (2021)

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Jon Rafman, Margaux Henry-Thieullent, Lise Stoufflet© Axel Fried

Jon Rafman, Margaux Henry-Thieullent, Lise Stoufflet

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Céleste Richard-Zimmermann, Alexandre Bavard, Lucien Murat, Antwan Horfee© Axel Fried

Céleste Richard-Zimmermann, Alexandre Bavard, Lucien Murat, Antwan Horfee

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Jordy Kerwick, Adrien Vermont, Céleste Richard-Zimmermann, Linus Bill + Adrien Horni© Axel Fried

Jordy Kerwick, Adrien Vermont, Céleste Richard-Zimmermann, Linus Bill + Adrien Horni

© Axel Fried

Adrien Vermont Deep ocean ain’t nuffin to fuck wit (2021)© Axel Fried

Adrien Vermont

Deep ocean ain’t nuffin to fuck wit (2021)

© Axel Fried

Lucien MuratOgre Slayer (2021)© Axel Fried

Lucien Murat

Ogre Slayer (2021)

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Antwan HorfeeGoons Heads Choosen (2021)© Axel Fried

Antwan Horfee

Goons Heads Choosen (2021)

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Albertine MeunierMy Google Search History (2006-2011)Edité par Matières Premières© Axel Fried

Albertine Meunier

My Google Search History (2006-2011)

Edité par Matières Premières

© Axel Fried

Dylan Cote + Pierre Lafanechère Emet (2021)© Axel Fried

Dylan Cote + Pierre Lafanechère

Emet (2021)

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Alexandre Bavard, Elsa Rambaud, Arno Beck, Julius Hofmann© Axel Fried

Alexandre Bavard, Elsa Rambaud, Arno Beck, Julius Hofmann

© Axel Fried

Richard VijgenArchitecture of radio, 2016

Richard Vijgen

Architecture of radio, 2016

Julius Hofmann, Anatoly Shabalin © Axel Fried

Julius Hofmann, Anatoly Shabalin

© Axel Fried