WHY ARE YOU WEARING THAT STUPID MAN SUIT?

Capture d’écran 2019-05-15 à 11.17.11.png


solo show de Jimmy Ruf

V2Vingt, 20 rue Vanderlinden 1030 Schaerbeek / Bruxelles

25 mai - 15 juin 2019

Nous sommes la génération de la fin du monde. En tout cas, on nous l’a tellement répété, démontré, prouvé, qu’on a fini par y croire. Histoire un peu cruelle que celle qu’on nous raconte, depuis qu’on est petit, sans perspective, si ce n’est celle de sa fin. Depuis quelques années, il me semble assister à une recrudescence significative des vanités dans les expositions que je fréquente, comme un témoin de ce grand frisson que nous vivons collectivement.

Et cela pose des questions, à tous. Chaque certitude devient le lieu d’interrogations renouvelées, de dilemmes éthiques. Dont une, particulièrement insidieuse, à ceux qui créent : que faire, quand on va être les derniers, vraisemblablement, à peupler la planète ? Comment penser un art sans postérité ? Après notre passage, la Mort. La sixième extinction qui emportera tout, les humains, les animaux, les végétaux, et aussi toutes les traces de notre passage dans cette galaxie. Les poussières d’étoiles iront faire leurs moutons ailleurs.

En ce jour, que j’espère pluvieux à l’heure de ces lignes, puisque cela correspondrait à l’atmosphère généralement admise à ce type d’évènements, ce 25 mai 2019, Jimmy Ruf a décidé d’exhiber l’image de son corps inerte. Pourquoi ? À quoi ça rime de se représenter comme ça, raide, on ne sait si c’est parce que le sang a refroidi ou si c’est à cause du plastique de l’effigie, dans un cercueil devenu tombeau ? Pourquoi répéter ce geste, un rite funéraire, mais qui ne sanctionne pas le passage d’un humain vers…? Ou de quel passage parle-t-on alors ?

Jimmy Ruf n’est pas le premier artiste à se représenter ainsi. Il ne s’est pas montré la tête coupée, comme l’avait fait le Caravage (David avec la tête de Goliath (1606-07)), après l’assassinat, après avoir donné la mort, déchu de Rome et mort, déjà, un peu, de l’intérieur. Ni comme James Lee Byars (The Death of James Lee Byars (1982/94)), artiste de la présence et de sa disparition, de ce qui surgit et se dissipe, qui a mis en scène son propre départ, en s’allongeant dans une salle parée d’or, peut-être aussi pour conjurer la maladie qui le rongeait — même si le petit corps de Jimmy dans ce grand cercueil doré rappelle comme un écho la performance. Ni encore comme Jas Ban Ader qui en 1976, s’est fait immortaliser en embarquant à bord de l’Ocean Wave, partant pour une traversée de l’Atlantique dont il ne reviendrait jamais, action sonnant comme une dernière performance dans un suicide théâtralisé — la performance de la traversée devait d’ailleurs s’appeler In Search of the Miraculous. Ni, encore, comme Timothy Leary, qui ne s’est pas donné la mort sur Internet en live, comme il l’avait promis, mais a demandé qu’on l’enregistre, agonisant, dans son domicile, alors qu’il égrenait les « why not » et commandait à manger.

Tout ce qu’il y a d’héroïque dans ces actions, dans ces derniers gestes éclatants, est relégué à une représentation simple, presque ridicule. Un fruste bricolage, une petite poupée imprimée en 3D après un scan de Jimmy, qui portait ce jour-là le costume de ses noces. Qu’est-il ce simulacre ? Un écho aux statues funéraires, tous ces objets que l’on posait, en Egypte, en Afrique, en Sibérie, en Amérique latine, pour accompagner les morts, dans une idée d’intercession et de passage entre deux mondes ? Est-ce un Jimmy comme un memento mori, c’est-à-dire un objet inerte rappelant l’inéluctabilité de la mort, dans la tradition occidentale des objets inertes, sans action, sans volonté propre ni autonomie, ou un objet magique, actif, d’intercession ? Est-on dans le cadre de l’esthétique et de l’art, ou de la magie et du soin ? L’image de Jimmy ou un fétiche ? Toutes ces paternités iconographiques, artistiques et cultuelles, existent puisqu’elles ont peuplé nos conversations en pensant l’exposition. Ces inspirations et jeux de citations permettent aussi d’enraciner cet acte dans la grammaire, nécessairement millénaire, de la mort et de son culte.

Mais quelque chose résiste. Tenace, reste l’évocation du jouet. Ce Jimmy de plastique, les mains aux épaules, on dirait quand même un petit Action Man, qu’un enfant, dans un fugace instant de clairvoyance dans les histoires de super-héros qu’il se raconte aurait vu faillible, mortel, un instant pendant lequel il aurait vu dans l’incarnation de testostérone, de virilité et de puissance, la possibilité d’y passer, et lui aurait organisé des funérailles en conséquence, comme il en a vécu quelque-unes, sans trop comprendre, si ce n’est que la vieille tantine, il ne la reverrait plus.

Tous les artistes et les objets de culte évoqués ont en commun un usage face à la mort. Certains assuraient une intercession entre deux mondes, celui des vivants et des morts, entre lesquelles des communications étaient possibles. Les seconds, les formes des James Lee Byars, Caravage ou Jas Ban Ader, avaient aussi pour fonction de conjurer la mort, l’arrêt brutal. De continuer d’exister à travers autre chose que soi, mais qui est soi aussi, c’est-à-dire son œuvre. Plus largement, l’histoire du portrait est peuplée d’angoissés à l’idée qu’on les oublie, et qui se sont mués dans le silence des images pour qu’on continue à les regarder. Aujourd’hui, Dieu nous a quitté, ne nous laissant rien, en tout cas peu d’espoir sur ce qui peut nous arriver ensuite, et les discours déclinistes, voire apocalyptiques ou « collapsologique », sont passés de potentialités à certitude. Les civilisations passent, on le sait. Paul Valéry l’a écrit, Thomas Cole l’a peint, et nous ne sommes ni les premiers, ni les derniers, à subir cette urgence apocalyptique, mais sans jamais penser qu’on atteindrait le degré d’interpénétration de notre monde, que les civilisations deviendraient une, que le péril serait partagé.

L’autoportrait que nous livre Jimmy Ruf est une image dérisoire, mais non cynique. Conscient, je pense, qu’il est devenu difficile pour un artiste de penser la postérité, il n’a pas cherché à dépasser son statut, sa finitude, par une œuvre flamboyante, pathétique, qui lui survivrait. Bien sûr que Jimmy pense à sa propre mort en agissant ainsi. Mais, quand un artiste se met à mort, c’est le genre humain qu’il emporte dans les plis de son linceul. Retour du soin. Volonté toute christique de laver le péché du monde. Conjurer le sort d’une humanité en péril, mais sans la flamboyante arrogance d’un Jésus torturé, dont la mort a été souhaitée et acclamée par une foule en délire, qui a souffert le pire martyre que l’on puisse essuyer. Ce petit corps gît dans une mort trop grande pour lui, comme celle qui nous attend. Petite mort, étriquée, dont nous sommes la propre cause, par notre agitation et notre cupidité. La ciguë, on ne nous l’a pas imposée, on l’a bue seuls.

Sans cette perspective, que quelque chose nous survive, enfants, œuvres, nous devons réapprendre à mourir, à habiter le présent. Dans cette synthèse des cultes et des arts, rendue inopérante par l’urgence de notre situation, de notre condition, Jimmy Ruf nous sert une vanité fiévreuse. Même la vanité est vaniteuse, même la vanité est vaine. Message de mort sublime, beau et angoissant, prophétique.

Clément Thibault