Mathieu Weiler, Demande à la Poussière

« Unlesse warinesse be us'd, as good almost kill a Man as kill a good Book; who kills a Man kills a reasonable creature, Gods Image; but hee who destroyes a good Booke, kills reason it selfe, kills the Image of God, as it were in the eye. »

John Milton, Areopagitica

Un tyran ne brûle pas un livre comme un artiste. 

Mathieu Weiler est artiste.

Gombrich et Le Capital ont brûlé. Demande à la poussière, le titre de l’exposition chez Laure Roynette, précise la portée de l’acte. La poussière, elle n’est pas silencieuse. Des cendres des deux Livres, les ruines de deux monuments de la pensée humaine, il y a bien quelque chose qui peut renaître. Un monde à reconstruire. Le tyran, avec l’autodafé, veut tuer la raison éclairée ; l’artiste, la raison obscurantiste — même si ça doit être l’Image of God

Et si c’est de l’Image of God qu’il s'agit, une fois brûlée, on la montre. Charles-Henri Sanson, le bourreau du roi, a bien montré la tête de Louis XVI au peuple. Alors Mathieu Weiler montre le Gombrich brûlé. La couverture du Phaidon que l’on a tous lu ; les images connues, les œuvres que l’on a vues : Le Cri d’Edvard Munch, le masque de danse inuit, la Composition en rouge, noir, bleu, jaune et gris de Mondrian et Le Baiser de Brancusi (qui sont en fait la même page), le Bauhaus ou la tête d’un roi de l’Ancien Testament de Notre-Dame, conservée au Musée de Cluny. 

Il les dessine, par des hachures à la plume rehaussées à l’encre noire ; hachuré un peu à la Robert Crumb, mais en plus sombre, en plus serré. Les fonds sont noirs, neutres et les pages brûlées surgissent en négatif ; ou le contraire. C’est un surgissement. Ces pages sont des fragments ; elles sont dépossédées de leur environnement, représentées détourées, nues et brûlées. Un traitement minutieux de l’image à l’issue duquel Mathieu Weiler traduit la violence de la combustion par des jets d’encre, des grands coups de pinceau. Ce sont des splotchs, et donc une encre diluée, qui représentent le travail des flammes. 

On ne sait plus si ce sont les œuvres elles-mêmes ou les pages des œuvres qui sont ainsi représentées carbonisées. Les deux, sûrement. Des idoles mutilées et surgissantes. C’est en les brûlant que l’on se rend le mieux compte des idoles qu’elle sont idoles. Et l’œuvre détruite devient œuvre elle-même, puisque c’est bien de dessin qu’il s’agit. Une histoire de cycle. 

L’art entretient des liens subtils avec le feu : il est image du Soleil chez les Égyptiens, de l’Enfer pendant le Moyen-Âge occidental ; Alberto Burri l’a employé comme procédé plastique avec ses Combustione ; Yves Klein parce qu’il était touché par les images en négatif des victimes d’Hiroshima soufflées par la lumière de la Bombe A et parce que la flamme est jolie en bleue ; Tania Mouraud pour faire table rase de la peinture pendant un Autodafé-performance à l’Hôpital de Villejuif en 1968. Six ans auparavant, Gerhard Richter avait brûlé les œuvres présentées lors de sa première à la Galerie Junge Kunst à Fulda. Mais les autodafés sont rares. 

C’est en s’intéressant à la transformation que Mathieu Weiler en est arrivé à la combustion. Dans sa série Fragments, il faisait déjà surgir des morceaux de réel, des objets manufacturés qui l’avaient touché. Des morceaux de ville : parpaing, brique ou bagel ; des objets qu’il transformait en les gravant, en écrivant dessus. C’est ainsi que le premier vinyle, Bad, a été brûlé après la mort de Mickael Jackson, en 2009. Le premier Gombrich a suivi en 2011, ne donnant qu’une seule image. Puis le second en 2016, à qui de plus grandes funérailles ont été offertes : la vidéo présentée à la galerie, deux séries de neuf dessins, une exposition-vanité.

Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière. » (Genèse 3: 19) Dans l’acte de Mathieu Weiler, le feu ne détruit pas tant qu’il concentre le temps. Il brûle des idoles qui finiront par se taire.

«  Seul le désespéré trouve la force dans la citation : non pas la force de conserver, mais de purifier, d'arracher du contexte, de détruire ; elle est la seule force recelant encore l'espoir que quelque chose de cette époque survivra — justement parce qu'on le lui a extirpé. »

Walter Benjamin, Notes sur Karl Kraus

Demande à la poussière est une prise de conscience libératrice, une purification. Nous ne sommes rien, et tant mieux. C’est un rituel et ses trois temps. La souffrance d’abord ; la mort ensuite ; la renaissance enfin. 

La renaissance, elle est au sein de l’exposition, dans les ouvertures qu’il a instillées. Elle s’incarne par la représentation des éléments primordiaux. L’eau est traitée à l’huile sur toile ; une vue plongeante sur la houle, avec des effets matiéristes. Le feu, par un polyptyque dont deux panneaux seulement sont représentés à la galerie. Sept huiles sur bois, construites narrativement. Deux panneaux monochromes noirs entre lesquels une flamme prend et se consume. Le fond y rencontre la forme puisque l’huile sur bois, au-delà du symbole, rend une lumière éclatante. En 2015, Mathieu Weiler a réalisé le triptyque de la vue en contre-plongée d’une forêt, laissant apparaître de larges pans de ciel. Les deux premiers éléments étaient déjà là ; l’air et la terre. Peut-être les premières traces d’une pensée holistique qui s’esquisse dans son œuvre.  

Il y a un poème qui tourne comme une ritournelle dans Twin Peaks. Mathieu Weiler le connaît bien. 

« Through the darkness of futures past

The magician longs to see

One chants out between two worlds

Fire walk with me »

David Lynch & Mike Frost, Twin Peaks

 

Texte réalisé à l'occasion de l'exposition Demande à la poussière de Mathieu Weiler à la galerie Laure Roynette, puis publié dans le catalogue de l'exposition Bruit Blanc (Topographie de l'art, 2018). 

Site de Mathieu Weiler 

Page de l'exposition sur le site de la galerie Laure Roynette