Lionel Sabatté, cycles au long cours 

L’année 2017 a commencé sous le soleil de Los Angeles pour Lionel Sabatté, où il occupe un atelier depuis deux ans. Elle s’est poursuivie à la fraîche dans son second atelier, au Pré-Saint-Gervais à deux pas de Paris, mais sans pour autant manquer d’éclaircies. Le jeune quadra originaire de Toulouse expose ses sculptures dans la cour du Musée de la Chasse et de la Nature, et certaines de ses oeuvres ont été sélectionnées pour figurer parmi les expositions « Golem » au MAHJ et « Vies d’ordures » au Mucem (Marseille). Il était aussi présenté en solo show à Drawing Now en mars par la Galerie C où, cerise sur le gâteau, il a remporté le prix du Salon — un de plus puisqu’il a déjà raflé celui de l’Institut français de Maurice, d’Yishu 8 (Pékin), et l’année dernière le prix Patio La Maison Rouge. 

Ce rythme confirme la belle lancée de Lionel Sabatté. Déjà en 2010, Éva Hober l’incluait dans« La belle peinture est derrière nous » montrée chez Sanat Limani (Istanbul) avant de voyager à Ankara, au Lieu Unique (Nantes) et en Slovénie. Mais le déclic a eu lieu en 2011 quand il a été exposé par Patricia Dorfmann au Museum d’Histoire Naturelle dans le parcours hors les murs de la Fiac. Il y présentait La Meute, dans la Grande Galerie de l'Evolution, une série de cinq loups — en moutons — de poussière récoltée dans les entrailles de Châtelet. Depuis 2013, les expositions se sont multipliées, avec cinq ou six solo shows par an, ce qui n’effraie pas le principal intéressé. « Avant, j’étais en surproduction et je ne montrais qu’une infime partie de mon travail. Maintenant, je peux rendre beaucoup plus de choses visibles. Il y a une dimension de partage qui s’est instaurée ; j’ai plus conscience du regardeur, c’est positif, se réjouit-il. »

Pour le découvrir, « La sélection de Parentèle » au Musée de la Chasse et de la Nature est la meilleure destination, l’évènement présentant trois sculptures représentatives de son travail. Une installation triangulaire composée d’un olivier mort sur lequel sont fixées des fleurs réalisées en peaux de pied, une silhouette humaine de sa récente série Human Condition, débutée à Los Angeles, et un animal acéphale. Les deux dernières ont des âmes en tiges de fer sur lesquelles l’artiste a agrégé béton, fibres végétales et épices. Deux sculptures rugueuses, matiéristes, brutes. La sélection de Parentèle est une théorie de William Donald Hamilton publiée en 1964 permettant d’expliquer l’apparition, au cours de l’évolution, de comportements altruistes chez certains organismes. « Par les temps qui courent, c’est plutôt positif de rappeler ces théories, dans notre darwinisme économique », souffle-t-il. 

La série Human Condition Atelier de Lionel Sabatté © Clément Thibault 

La série Human Condition

Atelier de Lionel Sabatté 

© Clément Thibault 

L’art et la vie

Si le MAHJ et le Mucem ont également porté leur choix sur ses sculptures, Lionel Sabatté est aussi peintre. Il ne conçoit pas l’un sans l’autre, et travaille souvent plusieurs projets simultanément, picturaux et sculpturaux. Ses peintures sont réalisées en deux temps. D'abord en posant les toiles au sol et en diluant la peinture —  acrylique à ses débuts et à l’huile maintenant. Puis en reprenant au pinceau, parfois longuement, les formes obtenues lors de la première étape. « Mes peintures sont des formes de vie inconnues dans des univers non identifiés, qu’ils soient subaquatiques ou microscopiques, explique-t-il. Au contraire, mes sculptures sont plus identifiables. Les arbres sont des trompes l’oeil, les fleurs imitent la nature. »

Entre les théories de William Donald Hamilton et cette volonté de représenter la vie, la biologie paraît s’imposer comme un champ de prédilection pour Lionel Sabatté. D’ailleurs, il explique à l’envi que, jeunot, ses premières structures étaient « le crâne du chaînon manquant ». Mais les choses ne sont pas si simples. « Nous sommes dans une pensée de la caractérisation, de classification ; nous séparons les choses. »  Si Lionel Sabatté s’intéresse à la notion de vivant, c’est pour l’étendre. « Qu’est-ce qui est vivant ? Dans d’autres cultures, ou chez les enfants, la notion de vie est élargie. » Alors que la Nouvelle-Zélande vient de reconnaître son quatrième fleuve comme entité vivante, le travail de Lionel Sabatté invite à revenir sur « des visions plus larges, ce qui passe par ces hybridations. »

L’hybridation, elle est partout. Ses sculptures déclinent tout un bestiaire, à la fois naturel et fantastique : loups, golems, licornes, cerfs, oiseaux, phénix, etc. Ses toutes nouvelles créations sont des êtres non identifiables et massifs, toujours en béton, où commencent à poindre des traces de polychromie, absentes dans son travail sculptural jusque là. L’hybridation, c’est aussi celle des techniques et matériaux qu’il emploie. Souvent, Lionel Sabatté délocalise ses gestes et ses matériaux d’un médium à l’autre, la poussière se retrouve ainsi sur ses dessins et dans ses sculptures. Surtout, avec les matériaux choisis, il mêle les différents règnes : organique/végétal, vivant/mort, artificiel/naturel...

Matière signifiante et temps prospectif

L’aspect résiduel des matériaux employés par Lionel Sabatté peut avoir de quoi rebuter. Ongles, peaux mortes, poussières du métro, etc., c’est tout un arsenal de matières a priori peu engageantes qu’emploie le plasticien. « Ces matériaux sont considérés comme consommés ; ils sont dans un cycle de mort alors qu’ils nous survivront. » Et de citer les peaux que l’on retrouve sur les momies, derniers témoins de corps presque réduits à l’état de poussière. 

« Les résidus disent plus que ce que nous voulons bien entendre, poursuit Lionel Sabatté. Le langage structure le réel. Les mots et les catégories qu’ils construisent peuvent nous empêcher de voir, de ressentir. » Toujours cette même volonté de s’affranchir des catégories transparaissant dans ses propos… Lionel Sabatté joue aussi avec la symbolique de ses matériaux. Le déchet ou le résidu n’est pas toujours sale, il peut aussi exprimer autre chose, voire être le réceptacle de la beauté. Et concrètement, il faut reconnaître qu’elles sont belles ces peaux de pieds que l’on retrouve sur les oliviers morts de son atelier ou du Musée de la Chasse. Translucides et blanches, fragiles et traversées par les délicats sillons des empreintes digitales. C’est un travail de « recontextualisation », de « requalification » tout artistique. Lionel Sabatté évoque l’ « amour porté à ce qui m’entoure ». 

L'atelier de Lionel Sabatté © Clément Thibault 

L'atelier de Lionel Sabatté 

© Clément Thibault 

Mais l’émerveillement n’est pas que plastique et la volonté de l’artiste n’est pas de réhabiliter les déchets. Ce qu’il souhaite susciter, c’est aussi l’émerveillement du temps. « Mon travail est plutôt prospectif. Je ne prends pas des résidus déjà chargés historiquement, mais ceux qui le seront dans quelques années, analyse-t-il. Dans cent ans, les poussières récoltées à Châtelet seront le témoin de femmes et d’hommes qui ont vécu. Les peaux sur mes oliviers seront celles de personnes disparues ; ce que j’utilise va se charger avec le temps. » 

Ce choc, il lui est arrivé petit quand, face aux peintures rupestres de la grotte Chauvet, il a ressenti l’immense densité de temps contenue dans les peintures qui se tenaient face à lui. « La poussière est un rebut, mais c’est aussi l’indice d’un temps passé. C’est une expérience similaire bien qu’incomparable avec ce que j’ai vécu à la Grotte Chauvet. » Sentir le temps, celui qui a passé ou va passer, face à des formes de vie qui y sont comme suspendues. 

Informations pratiques

« Golem » 

Musée d’art et d’Histoire du Judaïsme 

Jusqu’au 16 juillet 2017 

« Vie d’ordures » 

Mucem

Jusqu’au 14 août 2017 

« La sélection de parentèle » 

Musée de la Chasse et de la Nature 

62, rue des Archives, 75003 Paris

Jusqu’au 4 juin 2017 

Article publié dans Art Media Agency, le 15 mai 2017