Evangelia Kranioti, beautés paradoxales
Evangelia Kranioti est une photographe atypique en cela qu’elle vous dira volontiers être plus sensible aux mots qu’aux images. Certes, où qu’elle se trouve, elle en capte des images, d’abord fixes puisqu’elle a commencé par la photographie, et mouvantes dans un second temps, mais son processus de création se cristallise autour des mots. Il y trouve son origine même, notamment dans les récits d’anonymes, qu’elle a rencontrés, quand elle s’est embarquée, seule, traversant le monde par les mers et en pénétrant celui des marins ou des femmes qui les attendent, de la Méditerranée à Rio de Janeiro. De toutes ces rencontres et de ces errances, elle a tiré deux projets principaux. Exotica, Erotica présenté à la Berlinale en février 2015, un documentaire-fiction qui a marqué son passage de l’image fixe à la mouvante, réalisé après s’être embarquée à bord de navires de la marine marchande grecque. Il entrecroise les mots de Sandy, ancienne prostituée chilienne qui file le récit d’amours passés et de Yorgos, ancien capitaine grec, qui parle de ce que c’est, d’être marin, d’une vie aux airs de départs sans cesse répétés. « J’ai passé des années dans les ports, à écouter les histoires de ceux que je filmais et photographiais, leurs blessures, leurs rêves, leur lutte quotidienne pour le bonheur, explique-t-elle. Dans ces terrae incognitae de transition et d’impermanence, je voyais les marins se mêler aux autres, mus par le besoin impératif de se sentir vivants. Le désir semblait l’expression la plus significative de ce besoin, un désir qui fait que toutes barrières tombent et un être humain se retrouve nu face à un autre être humain. Ces brefs, mais intenses moments, sont à l’origine de mon intérêt pour les prostituées rencontrées dans les ports, et à travers elles, l’érotisation des lieux lointains. »
Obscuro Barroco, présenté en 2016 à la biennale de l’Image mouvante (Genève) et L’extase doit être oubliée, en 2017 à la galerie Sator (Paris) sont les deux aboutissements d’un second projet, après un an passé à arpenter les rues de Rio. Un documentaire qui cette fois tire plus vers la fiction, traite du genre et de la métamorphose, de l’errement et de l’identité. Faut-il y voir un lien avec sa propre histoire, Grecque née en 1979 et vivant en France, bercée dans Ulysse et les mythologies apatrides ? « Je suis hantée par mes fantasmes, par ce qui est mythique, fantastique et gigantesque. » À Rio, Evangelia Kranioti a suivi deux personnages, dans la folie extatique et nocturne du Carnaval et le dénuement d’espaces post-industriels et domestiques. Luana Muniz (1961-2017) travesti flamboyant et figure emblématique du milieu transsexuel brésilien, et un clown triste, les épaules et le regard tombants. Le burlesque d’un plan laisse place au tragique de l’autre, l’hystérie au calme, le bruit au silence. Parfois ils cohabitent, dans des images qui prennent l’allure d’oxymores, et témoignent de l’ambivalence qui divise la société brésilienne.
Fiction et documentaire, art et anthropologie
C’est un trait du travail d’Evangelia Kranioti, la fiction s’hybride avec le documentaire. Les deux sont pourtant caractérisés par leur antagonisme. Les films d’Evangelia Kranioti mêlent les histoires et l’Histoire, la petite et la grande, les singulières et la plurielle. Le documentaire approche la vérité par sa prétention à l’exhaustivité ; le mélange des deux témoigne d’une entreprise plus subjective, moins scientifique. Une vérité plus sensible du monde. Le sublime de la mer face à la morosité existentielle des marins, le faste du carnaval et le dépouillement de l’existence d’un transsexuel… La réalité banale dans un décor romanesque prend des airs de fiction, elle devient mythologique. Cela rappelle une belle phrase de Goethe, que cite Walter Benjamin : « Il y a une forme délicate d’empirisme qui s’identifie à son objet avec une telle intimité qu’elle devient de ce fait théorie. » « Pour explorer ce qui se trouve au plus profond de la conscience, j’ai décidé de devenir marin moi-même. », leur répond Evangelia Kranioti. L’expérience sensible, la rencontre avec l’autre, le moment si sensuel du clac de l’appareil, tout cela se place comme l'origine d’une autre manière de connaître, de sentir. La photographie est un art qui relève de la citation, à l’opposé de la peinture, qui relève de l’imagination. C’est ce que Susan Sontag évoque en écrivant : « Une photographie n’est pas seulement une image (comme une peinture est une image), une interprétation du réel ; c’est aussi une trace, directement modelée sur le réel, comme une empreinte ou un masque mortuaire. » (Sur la photographie, 1973-77). Evangelia Kranioti dramatise cette trace, elle la théâtralise.
Il y en a un autre qui a mis du réel dans la fiction, si ce n’est l’inverse. Chris Marker, et ses essais cinématographiques. Mais s’il cherchait à documenter l’oubli, dans Joli mai en évoquant les morts du métro Charonne ou dans l’Ambassade (1973) pour évoquer le coup d’État de Pinochet au Chili, le projet d’Evangelia Kranioti semble se placer ailleurs. L’oubli suppose une conscience au préalable, et elle lui préfère les terrae incognitae, les lieux et les êtres que nous ne pouvons oublier puisque nous ne les connaissons pas, ou si peu.
De Rio à Beyrouth
En 2015, Evangelia Kranioti a effectué une résidence à Beyrouth à l’invitation d’Élie Saab, en partenariat avec le Festival international de mode et photographie de Hyères. D’après Vincent Sator, « elle y a perçu une ville complexe, entre lumière et obscurité, liberté et soumission. La mémoire de la guerre, même refoulée, est toujours là. Le paysage urbain est un palimpseste de traces, telle une enclave de science-fiction méditerranéenne dont les vestiges pourraient dater aussi bien du passé que du futur. » Ce sont les photographies de cette résidence que le galeriste expose cette année sur Paris Photo. Des portraits où les visages de femmes d’amour ukrainiennes sont absents, cachés, où leurs corps se placent dans des architectures soit trop grandes, soit trop petites, dans lesquelles elles s’intègrent avec étrangeté… « J’ai voulu montrer les totems d’hier et les tabous d’aujourd’hui », déclare-t-elle en paraphrasant Freud. Effectivement, ces clichés sont des portraits de femmes, mais aussi des ruines libanaises : l’ancien Holiday Inn, détruit pendant la guerre civile, ou le « Egg », vieux cinéma éventré et édifice légendaire de la ville.
La perfection formelle, les contrastes forts et les couleurs intenses, la délicatesse d’Evangelia Kranioti sont là, dans ces nouvelles épreuves, où l’on aperçoit, comme une ombre planante, les codes de la photographie de mode, qui s’appuie sur un certain nombre de systèmes sémiologiques, chacun basé sur une construction sociale et culturelle, où tout est signe : les vêtements portés, bien évidemment, mais aussi l’expression des visages et la posture des corps, le cadrage et le décor… Ces codes, Evangelia Kranioti les a tordus, modifiés, tirés à son avantage.
Ce projet photographique en rappelle d’autres, comme Era Incongnita, une série sur les migrants méditerranéens – des marins malgré eux — où le décor et le sujet sont en interpénétration. On y retrouve ce qui fait son travail. Un aspect anthropologique, cette indistinction entre documentaire et fiction, entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, ou les deux en même temps. Une manière de ne pas montrer la réalité, tant que la façon dont elle est perçue par ses protagonistes, la façon dont ils l’habitent. Deux subjectivités qui se rencontrent. Ce n’est pas la même chose de prendre quelqu’un de loin, du bout des doigts et de l’esprit, qu’un inconnu devenu familier.
Article publié dans Art Media Agency, AMA #311, spécial Paris Photo.