Gabriel Léger, Vertiges
On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais l’on se tient toujours sous le même soleil. Deux visions du temps, celle du flux et de l’impossible retour du passé, symbolisé depuis l’Antiquité (puisque les mots sont d’Héraclite) par l’écoulement de l’eau ; celle de la permanence des choses et de la vanité de notre présence au monde. À bien y voir, nous reproduisons sempiternellement les mêmes gestes voués à l’oubli. Rien de nouveau sous le soleil, l’eau continue de couler.
Deux visions du temps qui se confrontent chez Gabriel Léger, par exemple en juxtaposant les photos de ciels étoilés pris quotidiennement par un astronome français pendant l'Occupation (trésor découvert en brocante) avec des clichés pris au même moment, mais ailleurs. Parenté du temps, deux histoires parallèles, deux inextricables liens de causalité qui se retrouvent. Ni pareil, ni différent, les deux à la fois. Une seconde sculpture, d’une grâce inouïe, en symbolise encore une autre, manière d’aborder le temps. Une petite bille en pierre posée dans une légère cavité creusée sur une plaque de granit poli rejoue la relativité d’Einstein. La masse d’un objet ploie l’espace-temps. Et puis à côté, un œil de sarcophage égyptien, celui-ci acquis aux enchères, se fait le réceptacle d’une pupille réfléchissante, renvoyant son image à celui qui l’observe. Jeux de regards, de l’observateur-observé. Un peu comme Giuseppe Penone avait porté une lentille de contact réfléchissante pour renvoyer aux choses leur image, tout en perdant la vue. Sacrifice de l’artiste pour se dissoudre dans le monde. « Un roman, c'est un miroir qu'on promène le long du chemin », écrivait Stendhal. Il en va de même pour toute création. Mais là, ce n’est pas de l’artiste qu’il s’agit, mais d’un objet archéologique et de tout ce qu’il implique. Un œil aveugle revenu des morts, et nous-mêmes.
Gabriel Léger s’engage, voire se compromet, selon ses mots, avec les propriétés des matériaux qu’il emploie. Il agit en économie avec eux, s’adapte à leurs réactions. Ça a pu être avec le bitume et le miel. Une précédente exposition à la galerie Sator, Solve + Coagula, avait convoqué leurs propriétés physiques et symboliques. D’ailleurs, le titre même de l’exposition renvoyait à cela. Solve + Coagula, parce que le miel est symbole de dissolution et le bitume de coagulation. Parce qu’ils protègent aussi, ce qui avait permis à Gabriel Léger de plonger des vinyles dans le bitume (tautologie de matière) et ainsi conserver leurs sillons, pourtant rendus inexploitables. Aussi parce que l’un est noir, l’autre jaune. La lumière et la pénombre, le soleil et la nuit.
Maintenant, les matériaux qu’emploie Gabriel Léger sont plus nombreux, et se détachent d’une tangibilité directe. Disons que ce n’est plus la matière à proprement parler (quoique…). Le premier, c’est le reflet. Exploité de diverses manières, avec du métal poli par exemple, comme c’était le cas dès l’âge de bronze. Gabriel Léger a acheté un miroir grec aux enchères et l’a repoli dans sa moitié supérieure pour renvoyer à l’observateur le reflet dans lequel d’autres se sont observés il y a deux mille ans. Avec le nitrate d’argent également. Une boîte suspendue dans l’exposition contient deux miroirs placés l’un en face de l’autre. Petite boîte qui se trouve contenir à la fois rien et l’infini. Mieux, coulés par l’artiste lui-même dans le noir, ces deux miroirs n’ont rien reflété d’autre qu’eux-mêmes. Le second matériau, c’est le soleil, la lumière. Le soleil conditionne notre temps. Pour Einstein, c'est une perturbation de l'espace-temps induite par sa masse qui est à l'origine du mouvement de la Terre. Et notre système chronologique lui a rendu hommage, contrairement à la lune. Gabriel Léger chine les clichés de lieux antiques, va sur place, et avec un héliographe (un instrument permettant de mesurer la durée de l'ensoleillement sur un point de la surface de la planète) brûle une fine saillie dans les photographies, comme une cicatrice. L’inverse des ciels de notre astronome pendant l'Occupation juxtaposés avec des clichés du même jour. Ici, deux instants du même lieu rassemblés sous deux temporalités différentes — mais bien sous le même soleil. La photographie, produite par l’action de la lumière sur le papier photographique, se voit altérée par le même soleil qui l’a vue naître. Gabriel Léger est un artiste conceptuel doublé d’un artisan. L’héliographe, il l’a conçu lui-même, tout comme il a coulé lui-même le nitrate d’argent sur le verre pour ses miroirs.
Et il y a ce détail. Entre ses œuvres, malgré une cohérence formelle, plastique et narrative, Gabriel Léger semble privilégier celle de son effet. Le vertige, ou Vertigo, comme il a nommé son exposition. Cliniquement, un trouble affectant un sujet dans le contrôle de sa situation dans l’espace(-temps?). Mais le vertige provient aussi de la grandeur, de ce qui nous dépasse en taille. Un building.. ou l’infini. Son travail est à la fois dans et hors du temps, partout et nulle part. Il produit ces vertiges et creuse des tunnels dans l’espace-temps, celui de l’homme et de l’art. Tout cela, comme pour quitter la pureté de notre vision du temps. Sortir d’une vision strictement chronologique, celle du fleuve, mais plutôt considérer ses différentes strates, ses survivances — vision proche de celle de Didi-Huberman. Et au fond, la création est profondément inactuelle. Il y a dans l’art des apparitions, des disparitions et des retours, ceux de gestes, d’idées, d’angoisses, de questions.
Gabriel Léger observe le ciel comme on le fait depuis la nuit des temps ; il coule des miroirs sur verre comme on le fait depuis des siècles. Il commence aussi ce qu’il a nommé une « bibliothèque du doute ». Un projet consistant à graver dans la pierre, sur des tablettes d’écolier en ardoise, les textes les plus emblématiques marqués par cette inclinaison. Comme le doute et l’idée de vanité de notre présence au monde remontent à des temps antérieurs à l’Ecclésiaste. La première œuvre de cette bibliothèque.