. le trait . la surface . le poids . #dessin #fairenough @martin.lord.atelier

Ce qui fascine avec le dessin, c’est l’économie de moyen. Pas dénué de technique pour un sou, mais simple. L’acte artistique pur, dans le sens qu’il représente l’une des expressions les plus directes de la créativité ; pur et sensuel. Le frottement du papier contre la main, le léger crissement du HB, la beauté du trait qui se réalise et la pensée qui vagabonde… Que ce soit du bout des doigts, un peu dédaigneux, ou en tenant le crayon au poing, avec une énergie puisée dans quelques sources volontiers mystiques, ou encore appliqué, la langue tirée, le dessin a toujours cette même immédiateté, cette même présence. La trace d’un passage, l’empreinte d’un état d’esprit. Sismographe mental. 

Martin dessine tous les jours. Sans projet préétabli, à la va je te pousse. Ou ex nihilo, comme on dit plutôt ; ça fait meilleur genre. Parfois c’est la colère qui parle, il arrive de croiser un « Fuck that Shit » en parcourant ses feuilles. Martin produit au gré des circonstances, des envies, des états d’âme. Pourquoi suivre des lignes droites quand on peut les faire courbes ? Il dessine donc tous les jours, et suit la voie qu’emprunte le premier trait. Un peu à la manière des surréalistes, il y a certaines correspondances. Le surréalisme, plutôt du côté de l’ « automatisme psychique pur », comme disait tonton Breton (dans le premier Manifeste du surréalisme en 1924) que celui de Magritte et Dalí, moins spontané, plus onirique. Il dessine des traits fins, précis, avant de voir les formes surgir, certaines géométriques, anguleuses, d’autres plus douces, parfois organiques. Des super- et juxta-positions de formes diverses. 

Entre ces surgissements, le vide. Le vide ou la grille. Un nouveau motif, omniprésent dans le travail de Martin. La grille, c’est une forme structurante : un entrelacs tout rationnel de lignes bien parallèles qui se coupent toujours selon les deux mêmes angles. Un pattern que l’on pourrait dérouler à l’infini, bien au-delà des limites de la feuille si l’on voulait. La grille, c’est une métaphore encore, le jeu et la frontière. Elle emprunte aussi bien aux damiers qu’aux mots croisés, et à la clôture surtout. Comme un mur, mais sans cacher ce qu’il enclôt puisque l’on voit à travers. Et là, ce qui est enclos, c’est le blanc de la feuille, le vide. Comment partitionner le vide ? Amusante question. 

Comme ces frontières inopérantes, sans avant ni arrière, les dessins de Martin se déclinent principalement en deux dimensions. Deux dimensions surtout, presque trois. Les deux premières, ce sont celles du dessin traité en plan. Le remplissage des formes confère un aspect volontiers minéral aux dessins de Martin, on en reparlera, mais cette texture caillouteuse, toute en niveaux de gris, c’est la sculpture sans la ronde-bosse, ni même le bas-relief. Ce sont des formes planes, sans profondeur, qui émergent à la surface de la feuille. Seules quelques unes contredisent cette planéité, ce sont les plus humaines qui s’élèvent ou s’enfoncent dans la page, le plus souvent traitées en raccourci. Quelle délicatesse dans ces mains, ces poignets fragiles, ces chevilles douces et ces pieds légèrement tendus, de femme l’on imagine aisément. Des torsions un peu maniéristes qui se projettent dans l’espace quand le reste du dessin se contente du plan. Les torsions de la danse, qu’elle soit classique ou chamanique, ou encore celles du plaisir, des mouvements incohérents et saccadés. Pure sensualité. 

Et puis le remplissage, enfin. On a coutume de dire que le dessin, c’est la science du trait et du poids. Le premier esquisse les contours de la forme dessinée et les innombrables hachures de son remplissage et de ses ombres ; parfois imperceptible parce que léger, parfois épais, rageur, lourd tout simplement. En fait, le poids du dessin, c’est la Physique qui nous en donne la meilleure équation : le produit de la masse (du trait) et de la gravité (de l’artiste). Notez que sur Terre, la gravité de l'artiste n’est pas une constante. Et si le dessin est bien l’union du trait et de son poids, alors ceux de Martin sont légers. Légers parce que ses traits sont comme suspendus dans l’espace de la feuille. Légers surtout parce que le remplissage parvient la gageure d’évoquer une minéralité sans masse. Comme la surface d’une pierre, mais juste sa surface, défaite de son poids. Cette douceur, elle découle d’une technique singulière. Martin ne remplit pas avec la technique consacrée du croisillon, que l’on retrouve des plus anciennes gravures à Robert Crumb — quand bien même ces hachures reproduisent d’une certaine manière la grille. Ses hachures ne sont pas anguleuses, elles sont rondes. 

Voilà. Le trait laissé libre, les formes surgissantes, humaines ou géométriques, anguleuses ou biomorphiques, la grille comme pattern, le jeu entre deux et trois dimensions, et le remplissage minéral. C’est ce que l’on trouve dans les (derniers) dessins de Martin, décliné en d’innombrables variations. Et finalement, à l’observer, on commence à se dire que tout cela relève d’une grammaire et d’un vocabulaire assez précis. Chaque dessin est la déclinaison du même système. Un système, soit, mais qui n’est pas figé. Cette nouvelle série est loin des dessins antérieurs, ceux que l’on avait pu voir à la galerie Vanessa Quang (Paris) en 2015, plus figuratifs et au crayon de couleur. Une vraie logique linguistique, mais sans symboles, seulement formelle. Un style, au fond, construit par de fréquents jeux d’oppositions, des dualités fortes, comme si une réalité ne pouvait exister qu’en harmonie avec son contraire : le vide / le plein, 2D / 3D, biomorphisme / géométrie, ligne droite / sinueuse, angle / courbe, figuration / abstraction, harmonie / disharmonie, etc.  

Fair enough, Martin Lord. Théâtre de Vances, du 5 décembre 2017 au 10 février 2018 (Photo : Nicolas Brasseur)

L’une de ces dualités est encore plus récente, et se joue entre le dessin (=plat) et la sculpture (=relief). Avec son exposition au théâtre de Vanves, Fair Enough, Martin fait exploser littéralement le dessin dans l’espace. Il faut dire qu’il est représentatif du retour au craftmanship qui s’opère dans l’art. Le retour du faire plutôt que du concevoir, de la main plutôt que du cerveau. Sentir la chose, sentir ce que c’est que cet art dont ils parlent tous sans y mettre l’ombre d’un doigt. Martin, il faut le voir, dessiner avec ses outils home-made : deux crayons attachés l’un à l’autre, scotchés avec un morceau de bois. La double ligne en un geste, pas tout le temps parallèle, suivant l’axe que l’on donne à l’outil. Il faut le voir expérimenter dans le plâtre parce qu’il veut travailler sur la réalité-dessin, ou plutôt l’objet-dessin, dans un acte qui approfondit le jeu entre la seconde et la troisième dimension.

Bref, à Vanves, la grille est devenue filet, la surface est devenue épaisseur. Le dessin est bien devenu objet. Et face à ces réflexions sur l’espace, en s’étendant sur une immense toile dans l’espace concave du théâtre, il est même (re)devenu fresque. Une fresque aux accents pariétaux où les formes de Martin, plus grandes que jamais, semblent se muer en hydres, en serpents et autres animaux tirés d’un bestiaire fantastique. Peuplée d’homophonies formelles, Vanves est une exposition qui sonne comme un nouveau point de départ. 

Le système gagne l’espace.