Alain Josseau, Images et médiation
Si le travail d’Alain Josseau témoigne d’un intérêt porté vers le devenir des images plutôt que l’histoire des formes, et d’interrogations sur la société plutôt que l’art, il n’est en rien dénué de qualités plastiques. Mais cela, nous y reviendrons plus tard. Ce travail est bâti sur un réseau de significations, il est peuplé d’arcs d’images, et ces choix plastiques, eux aussi, sont le plus souvent conditionnés par le propos de ses œuvres. Ces arcs d’images évoluent entre différents pôles : l’image (re)créée ex nihilo / traitée en mash up, fiction / réalité. Pour ce faire, Alain Josseau recherche, analyse, et parfois reconstruit les événements qui, par leur nature particulière, ont modifié notre rapport à la médiatisation. Ce peut être la bataille de Bull Run (1861) pendant la guerre de Sécession, où des curieux avaient cassé la croûte devant ceux qui cassaient leur pipe. Un moment où la guerre fut donnée en spectacle. C’est aussi l’assassinat de JFK, pour sa symbolique particulière. Le lendemain du coup de feu, toute la planète voyait les mêmes clichés du 35e président des US affaissé dans sa limousine et le film d’Abraham Zapruder, médiatisé quelques mois plus tard, est devenu un mythe. Ça peut aussi être l’offensive des Kurdes contre Mossoul, en 2016, exhibée sur la chaîne kurde Rudaw mais surtout via facebook live. Plus qu’un spectacle, la guerre peut aujourd’hui être commentée et « likée » sur les réseaux sociaux — 4h de diffusion et 8.000 likes pour l’offensive de Mossoul qui, au fond, ne représentait guère plus qu’un ballet de bulldozer. Bref, la guerre, on l’a remarqué, elle est omniprésente chez Alain Josseau. Non pas qu’il l’aime, bien évidemment ou qu’elle l’intéresse particulièrement. Même s’il connaît la littérature tactique, Sun Tzu notamment, dont il a réalisé une série de sculptures en hommage aux six terrains de l’art de la guerre [Les 6 terrains de l’art de la guerre, 2011], ce qui l’intéresse, c’est l’industrie de l’image. La guerre ne cesse de fabriquer des archétypes : les simulateurs de vol dans les années 1980 et les vues de drones aujourd’hui, les images infrarouges diffusées pendant la guerre du Golf ou celles de caméras thermiques — archétypes qui s’infiltrent ensuite dans la pop culture. Et surtout, elle les alimente. Ou, comme dit Alain Josseau, la guerre crée et fabrique des images.
Au XXe siècle, avec leur prolifération, on a pris conscience du pouvoir des images sur la société. On ne rappellera pas les accointances entre Kodak et le régime nazi, entre Hollywood et l’impérialisme américain, les diverses propagandes, fussent-elles de régimes totalitaires ou d’organisations aux façades plus honorables, jusqu’à la publicité. Récemment, c’est la photo macabre d’Aylan, allongé sur une plage de Bodrum en Turquie, le visage à moitié enfoui dans le sable, qui a ému l’Europe — et contribué, à sa manière, à l’écriture de l’histoire. Il y a quelques décennies, c’était celle d’une petite fille brûlée au napalm.
Mais ces images-ci, Alain Josseau ne les a pas employées. Depuis 2000, son travail, organique, s’est cristallisé autour de trois pratiques distinctes. (1) Avec la série Géographe, il reproduit à l’aquarelle des images de presse dans lesquelles apparaissaient des militaires et des hommes politiques autour de cartes — parfois suggérées ou en hors champ. Le pouvoir sait très bien se mettre en scène, construire lui-même la fiction de sa légitimité, et ces délicates aquarelles (ne serait-ce que dans l’ironie de leur titre) le rendent bien. Ces derniers temps, la carte a pu laisser la place à l’écran ; les temps changent. (2) Alain Josseau s’intéresse aussi à la géométrisation du temps, avec la série Time Surface. Dans ces aquarelles complexes et imposantes (souvent divisées en plusieurs panneaux), où se mêlent différentes bribes d’images, il fige le temps et le mue en espace. C’est souvent de cinéma dont il s’agit, la grammaire du temps (plan, mouvement, montage) se prêtant particulièrement à l’exercice. Par exemple, Alain Josseau a condensé le film d’Hitchcok Rear Window (1954) en une simple image à l’aide de plusieurs dizaines de photogrammes du film pris à des moments différents [Time Surface n°2 : Fenêtre sur cour, 2009]. Assemblés, ils donnent une unique « image-surface », où même le jour et la nuit ont fini par fusionner. D’autres œuvres de la série dépeignent des images de guerre, des vues de drones et d’hélicoptères. Dans la onzième, il s'inspire de la vidéo « Collateral Murder » publiée en 2010 sur Wikileaks montrant le massacre de civils perpétré depuis un Apache américain dans le quartier de Al-Amin à Bagdad [Time Surface n°11 : Collateral murder 2, 2016 ]. Ces images, les Géographes comme les Time Surface, Alain Josseau les réalise à l’aquarelle, une « technique de mémère » comme il se plaît à l’appeler mais dont il rappelle aussi vite qu’elle était utilisée par les soldats au XIXe pour illustrer la guerre, immédiateté oblige. Et puis, l’aquarelle a cette liquidité qui exprime bien les pixels, et ce léger flou que créé l’écran, le zoom… (3) Enfin, Alain Josseau joue l’indistinction entre réalité et fiction en construisant les dioramas de scènes tirées aussi bien de fiction (La Chute de faucon noir (2001) de Ridley Scott) que de quartiers bien réels, comme Al-Amin à Bagdad, qui ont été le théâtre de conflits. Théâtre, c’est bien le mot, puisque dans ces dioramas, il réalise des vidéos, comme de (faux) documentaires ou de (fausses) images militaires. Ces images sont-elles fausses ou vraies ?
Jouer avec cette indétermination, Alain Josseau n’est évidemment pas le seul. Au début des années 1990, Thomas Ruff réalisait une série de clichés de nuit de Dusseldorf (des bâtiments, paysages, voitures…) avec un dispositif de vision de nuit, à une époque abreuvée des images de la guerre du Golf. En 1997, Maurice Benayoun dévoilait pendant Ars Electronica une installation en VR, World Skin, invitant ses utilisateurs à un « safari photo au pays de la guerre ». C’était en pleine guerre des Balkans. Mais c’est quoi, surtout, une image fausse ou vraie ? Une image qui perd le lien substantiel qu’elle doit avoir avec son référent ? Une image qui dupe ? Ou est-ce nous qui sommes dupés par l’image ? Toutes les actions d’Alain Josseau, à première vue disparates, portent sur une même idée, celle de la médiatisation, c’est-à-dire de la médiation qu’opère l’image, qu’elle soit fixe ou mouvante. L’image n’est pas tant un objet qu’une translation. Une translation dégénérative, puisqu’elle implique une perte d’information. L’image a ce paradoxe, de cacher autant qu’elle révèle. Et celui qui la regarde reconstruit, inconsciemment ou non, poétiquement ou non, idéologiquement, la perte d’information qui s’est opérée dans la translation. En disséquant les images et en les restituant sous d’autres formes, Alain Josseau suscite une réflexion sur leurs modes de fabrication et de diffusion, leur statut, leur pouvoir, sur la perception médiatisée que nous avons du réel et le pouvoir médiatique dans sa manipulation. Et avec la guerre, on est servi.