Le Moderne, le Classique et l’Indien
Dans les années 1980, Alain Pacadis, le dandy punk du Palace écrivit la première critique de Gérard Garouste. « L’artiste qui peint sa femme et son chien. » À l’époque, ce n’était pas le monstre sacré qu’il est devenu — en décembre dernier, l’Académie des beaux-arts l’a élu au fauteuil précédemment occupé par Georges Mathieu. C’était un jeune peintre qui sortait de quelques méandres ombrageux de l’existence et peignait pour survivre, peut-être moins financièrement que pour céder à l’urgence même de vivre. Plus de trente ans plus tard, cela n’a pas changé. C’est toujours Elizabeth que l’on retrouve en Diane au musée de la Chasse et de la Nature. Cette fois-ci, Garouste joue lui-même le rôle d’Actéon. Diane et Actéon, le sujet est connu, traité aussi bien par Titien, Luca Giordano, François Boucher que le Cavalier d’Arpin. Autant de variations autour d’une des métamorphoses d’Ovide voyant Diane prendre son bain accompagnée de ses suivantes, surprise par Actéon. Ne pouvant se dérober au regard de l’homme, elle rougit, jette de l’eau vengeresse à son visage et le transforme en un cerf qui finira sa course dévoré par les chiens. Gérard Garouste a pris quelques libertés par rapport au mythe. C’est un Actéon sauvage et zoophile qui viole les bêtes avant de se transformer et de mourir sous leurs crocs vengeurs. Scènes de pénétration, de fellations, de métamorphoses, d’émasculations, créatures bicéphales hurlantes… Garouste peint un Actéon pervers et, surtout, responsable de ses actes. Sa peinture n’est pas indemne d’une certaine violence, de la représentation tourbillonnante aux sujets traités. Tant, que Claude d’Anthenaise, le directeur du musée, s’interrogeait pendant le vernissage de l’exposition, souriant, mais un brin pudibond : « Aurions-nous du limiter l’accès aux plus jeunes ? »
Zeugma
Cette exposition est l’une des trois rendant hommage au peintre à Paris en ce début de printemps. En plus du musée de la Chasse, Garouste expose à la galerie Templon (Zeugma, le « pont » en grec, où il développe les idées de passage et de transmission) et aux Beaux-arts de Paris (Zeugma, le grand œuvre drolatique, une série d’installations monumentales et de dispositifs théâtraux). Un hommage appuyé qui sonne, en creux, comme une nouvelle vogue de la peinture figurative « J’ai été à la mode, j’ai été un tocard. Pour les mêmes sujets. C’est un jeu de pendule. Au niveau de l’histoire de l’art, la main de la grotte Chauvet est plus proche de Matisse qu’un tableau du XVIIIe. Le rapport entre modernité et classicisme n’a pas d’importance. » Disant cela, Garouste est assis dans le canapé de la salle du Cerf et du Loup du musée de la Chasse, décorée de grandes boiseries, de tapisseries et d’animaux empaillés. Une salle qu’il aime. Sa voix est grave, légèrement éraillée, posée. Le regard à la fois profond et absent ; la main forte, cerclée de bagues dorées. Une pogne. Il faut dire qu’un temps, Garouste a lui-même préparé ses couleurs, écrasé les pigments, testé les huiles, travaillé avec une chimiste et des restaurateurs. Tout cela pour savoir, pour apprendre. Acquérir la technique, puis l’oublier pour se concentrer sur le sujet. Parce que c’est cela, au fond, qui importe.
Garouste mêle, et a toujours mêlé, les niveaux de lecture dans ses toiles, souvent cryptiques. Il représente des thèmes littéraires ou mythologiques (provenant d’un corpus qu’il approfondit plus qu’il n’étend, le Talmud, Cervantes, Rabelais, Dante, Barthes) et les tort, y peint ses proches, et réalise des rapprochements, des mutations, truffe ses tableaux d’animaux symboliques — l’âne et l’oie sont omniprésents chez Templon. Il peint sa vie directement sur la toile, à travers les mythes. Pas un retour de refoulé, quelque chose de bien conscient. Des écarts et des rapprochements de sens, des associations d’idées, d’où celle de rassembler ces expositions sous la bannière du zeugma, du pont — un autre élément récurrent de son œuvre. Dans l’Intranquille, superbe autoportrait de mots qui dépeint son existence romanesque, on peut lire : « J’aime l’idée qu’on représente une chose et qu’on en raconte une autre. »
Influence hébraïque et force centripète
Le sujet comme alibi. Impossible d’écrire sur Garouste sans évoquer son lien avec l’hébreu, qu’il pratique depuis la fin des années 1990 — ce qui n’est pas sans influence dans la lecture de ses tableaux. L’hébreu est question d’interprétation. Comme se plaît souvent à la rappeler Garouste, « une même racine de trois lettres peut aboutir à différents mots ». Le peintre éclairant cela d’un exemple : « Le désert, la parole et l’abeille ont la même racine. »
Gérard Garouste est obsédé par les origines de notre culture et la relecture des mythes. Et surtout par l’interprétation. « Les mots de la bible, c’est un peu comme des silex que l’on tape et qui donnent des étincelles. » Mais, tout comme la mythologie, contrairement à l’histoire, ne relève pas de la vérité, mais de l’interprétation. Bref, comme l’hébreu ouvre le sens des mots, Garouste ouvre celui de sa peinture, lui qui dit pratiquer « le démontage des images et des mots ». « Une bonne peinture donne toute la responsabilité à celui qui la regarde », ajoute-t-il, en citant La mort de l’auteur de Roland Barthes. « C’est le lecteur qui donne un sens à l’œuvre. Ma peinture n’est pas faite pour répondre à des questions, mais pour les soulever. » Garouste est un homme de mystère et d’énigmes. Il glisse dans ses tableaux des clés de lecture, des indices. À celui qui regarde de saisir, ou d’interpréter à son tour. L’ouverture du sens.
Dans l’Intranquille, Garouste évoque son intérêt grandissant pour Cervantès et Rabelais nourri par les images de son enfance et ses séjours chez l’oncle bien-aimé, Casso. Pour Garouste, l’histoire intime, l’histoire du monde et celle de l’art ne se comprennent qu’à travers leur rapport aux deux autres. « Je tourne autour du pot. Comme une spirale, mais avec une force centripète plutôt que centrifuge. Avec le temps, je m’approche du centre. Au plus profond de moi même, je touche ce qu’il y a au plus profond de l’autre. C’est là que commence le dialogue. » Le zeugma, c’est ce pont entre le collectif et l’individuel, le passé et un présent, le mythe et son commentaire.
Le style sert le propos. « Le réalisme de l’observation et la banalité du classicisme » disait-il à Hortense Lyon en 2015. Même en s’effaçant derrière la neutralité de sa méthode (ébauche, glacis, empâtements), Garouste est identifiable dans son traitement expressionniste des sujets, son grand talent de coloriste et ses empâtements allongés, courbés, tourbillonnants. Il y a aussi ces jeux avec les anamorphoses, assez fréquents, parce qu’« une anamorphose, c’est une érection. » Cela va bien aux toiles du cycle Diane et Actéon. « Le style, c’est le résidu des influences », annonce-t-il, lui qui a regardé vers l’Espagne notamment, Le Greco, Vélasquez ou Goya. « La peinture traverse l’artiste, il ne l’invente pas. »
Le Classique et l’Indien
Garouste est né en 1946. Après une enfance passée la haine et la peur au ventre, sauf chez l’oncle Casso, il étudie à l'École des beaux-arts de Paris de 1965 à 1972, passant en plein la réforme de 1968. « Étudiant, j’ai réalisé assez vite, en lisant De Chirico, qu’à toutes les époques s’est retrouvée la querelle des anciens et des modernes. Il suffit de faire telle chose pour que la génération suivante la remette en cause. Je n’ai pas voulu être dupe de cela. »
Dans les années 1970, il réalise des fresques au Palace et y présente Le Classique et l'Indien, un spectacle dont il est l'auteur, le metteur en scène et le décorateur. Deux personnages qui fournissent au peintre une axiologie, décrite dans l’Intranquille. Le Classique, « l’homme pétri par la norme » ; l’Indien, « un intuitif, un insoumis, un créatif » mais qui agit au bord de la folie. Faut-il s’étonner, alors, de voir aux Beaux-arts de Paris parmi ces immenses architectures de tissu et de peinture un module rappelant la forme d'un tipi inversé ? Des architectures baptisées Indiennes. Et pourtant… « À Bordeaux, les Indiennes désignaient les toiles peintes en provenance des comptoirs d’Inde. La première fois que j’ai montré ces œuvres, c’était en 1987. À l’époque, le CAPC était largement soutenu par Chaband Delmas. On se faisait plaisir avec Jean-Louis Froment. Le CAPC est une cathédrale sans fenêtres. Dans ces selliers obscurs, j’ai réalisé ces toiles immenses, certaines font seize mètres de haut sur sept de large. » Plusieurs architectures entièrement peintes, avec des thèmes tirés de la Divine Comédie, de Dante. « Avec une peinture à l’huile, une toile tendue sur châssis, l’objet se suffit à lui-même. Les tapisseries, c’est différent. Elles peuvent habiller des murs entiers ; on peut créer des architectures avec. D’ailleurs, je change leur disposition à chaque exposition. À la fondation Cartier, elles faisaient deux mètres cinquante de haut. Au Stedelijk Museum, elles étaient en frise. »
Entre le début des années 1970 et la fin des 1980, sa renommée était faite. Garouste dit fréquemment qu’il s’est placé « en rupture de la rupture ». À contre-courant, il était tout de même le seul Français à participer à l’exposition Zeitgeist (Martin-Gropius-Bau, 1982) qui, son nom l’indique, n’ambitionnait pas moins que donner l’air du temps. Il était aussi soutenu par Leo Castelli. « Un homme d’une grande ouverture. » Depuis, ses expositions à la Fondation Cartier (2001), à la Villa Médicis (2009) et à la fondation Maeght (2015), son élection à l’Académie et cet hommage printanier ne font que sceller un destin déjà entré dans l’histoire.
La Source
L’œuvre de Garouste ne s’arrête pas à l’art. En 1991, il a créé La Source, une association à vocation sociale et éducative par l'expression artistique, à destination des enfants et des jeunes en difficulté et de leurs familles. L’association s’est développée ces dernières années et elle est aujourd’hui implantée dans sept départements, en milieu rural comme urbain. Concrètement, l’action de l’association se concrétise par des ateliers menés par des artistes professionnels, en lien avec des animateurs socioculturels. Le tout dans de nombreux domaines (peinture, gravure, sculpture, photographie, vidéo, installation, arts de la scène, street art, écriture, film d'animation, etc.). « L’art est une nécessité pour l’équilibre de l’enfant et, tel qu’il est pratiqué dans le cadre de La Source, c’est un levier citoyen. Favoriser l'épanouissement de l'enfant et l'éveiller à l'art, c'est cultiver sa sensibilité, son imagination, son intelligence, dans la perspective d'en faire un être de désir. »
Article publié sur Art Media Agency et dans AMA #301