Retrouver Yggdrasil
Forêt, jungle, sylve, futaie, pinède, taïga ou garenne ; chêne, orme, hêtre, séquoia ou baobab. Le français attribue le genre féminin aux forêts, au tout, et le masculin aux arbres, ses parties. Comment ne pas voir dans cette stricte répartition d’un côté le reflet de la puissance génitrice, de l’amour reproducteur, des cycles sans fin et de la perpétuation, que complète de l’autre l’histoire, la force puis sa décadence, et la forme érectile, celle des sexes et des troncs, de tous les piliers que soutiennent les voûtes célestes ? Les mots sont joueurs, il faut se méfier des conclusions hâtives. D’ailleurs, les noms d'arbres indo-européens étaient en général féminins en latin, associés à la Terre-mère, mais ils ont migré vers le masculin pour des questions de prononciation et d’usages. Les choses n’étaient donc pas ainsi fixées.
« Je suis l'Arbre qui donne la vie à tous les humains » (1)
Les mots sont riches d’enseignements sur la forêt, pas tant pour elle-même que la manière dont on se la représente. Cela passe déjà par l’inclinaison à penser l’identité à travers la métaphore sylvestre : les ancêtres peuplent une forêt d’arbres généalogiques, et notre identité, suivant l’auteur qui en parle, est une racine, tantôt rhizomatique (G. Deleuze et F. Guattari, E. Glissant…) tantôt radicante (N. Bourriaud), contre la racine radicale historique, celle des nations. Moi-même, dans quelle mesure l’amour que je porte à ces espaces est-il déterminé par tout cela, quand mes trois prénoms sont Clément, Florent et Sylvain - les seconds étant aussi ceux de mes frères aînés ? Les mots gardent la trace d’un temps où l’humain était indissociable de la forêt. Animiste ou totémiste (2), il vivait à travers elle, se sustentait - se substantivait - à travers elle, voyait à travers elle, et l’on peut même supposer qu’il a appris la spiritualité à travers elle, avec les plantes sacrées, celles qui colorent la vision et font tutoyer l’absolu ; l’arbre est présent en forêts dans les vieux récits mythiques, c’est le point focal des cosmogonies chamanes. Yggdrasil chez les Germains, et chez les Roumains ArminDer, Aal Luuk Mas pour les Yakoutes, Yax Imix Che ou Wacah Chan chez les Mayas, Kauri pour les Maoris… Que de mots pour une même réalité, celle de l’arbre monde, l’arbre géniteur et cosmique, l’axis mundi entre le terrestre et le céleste. Mais cette union originelle est aussi l’histoire d’une rupture, et encore une fois, les mots enseignent cela. « Forêt » a remplacé au XIIe siècle l'ancien français selve, du latin silva, substitution causée par les rois mérovingiens puis carolingiens, sous lesquels le terme de bas latin foresta désignait un territoire à part, dont la jouissance était réservée au roi, notamment pour ses chasses. Une histoire de propriété donc. Et le terme de nature est trompeur, notamment en ce qu’il distingue bien évidemment l’homme de son environnement, qu’il est une construction sociale, et surtout en tant qu’il fait courir aujourd’hui le risque d’une opposition stérile entre une nature, intrinsèquement bonne, comme la forêt, et l’homme mauvais. Le sens latin du mot natura (« le fait de la naissance, état naturel et constitutif des choses, caractère, cours des choses, ensemble des êtres et des choses ») était bien éloigné du nôtre. Pour Philippe Descola, approfondissant une intuition de Michel Foucault, c’est plusieurs siècles de « naturalisme », mélange de scientisme classificatoire, d’humanisme, et de justifications morales à travers la religion - l’homme au centre de tout, fait à l’image d’un Dieu qui n’est plus qu’un mot -, qui a construit une frontière entre l’individu et ses pairs, entre l’humain et le monde, entre la « culture » et la « nature », dont on s’est éloigné, distingué, en la faisant nôtre. Inversions malignes, où le possédé est devenu possesseur, et par la même, le néo-possesseur s’est dépossédé. Une nature réduite à ses représentations, et son exploitation. Bref, le principe géniteur et la relation symbiotique, la forêt d’Arcadie, tout cela n’a pas fait long feu.
« Et Dieu dit : Faisons les hommes pour qu’ils soient notre image, ceux qui nous ressemblent. Qu’ils dominent sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les bestiaux sur toute la terre et sur tous les reptiles et les insectes. Dieu créa les hommes pour qu’ils soient son image, oui, il les créa pour qu’ils soient l’image de Dieu. » (3)
Un jour, dans l’enfance qui passe, quel ne fut pas mon étonnement quand, au détour d’une conversation d’adultes, j’appris que la forêt et les montages avaient des propriétaires - aujourd’hui, 75% des forêts sont privées en France. Même si déjà mes illusions s’étaient affadies, j’étais abasourdi, je voulais ni comprendre ni pardonner l’arrogance dont on avait pu faire preuve en apposant un concept aussi décadent à ce qui en était l’une de ses plus manifestes négations. Je ne pouvais me départir, comme il m’en est toujours impossible, de l’idée que la forêt ainsi que la montagne, la mer s’appartiennent elles-mêmes, que les humains ne font et ne peuvent qu’humblement les traverser, certes jouir de leurs ressources, mais avec la déférence de celui qui emprunte et rend sous forme de soin avec la saine conscience qu’il ne peut apporter guère plus, plutôt que l’insolence de celui qui arrache en croyant avoir la légitimité de le faire. En les traversant, je ne pouvais me départir de l’idée que les forêts étaient peuplées d’êtres vivants, dont la sève des souches massacrées par des machines aux noms aussi laids que la sauvagerie qu’elles impriment à leur destruction, les tractopelles, les tronçonneuses, les excavateurs… me blessait autant que le sang des animaux tués pour le plaisir ; j’y voyais des êtres plus vivants que simplement vivants, des assemblées de sages chuchotants, condamnés par l’exploitation et pervertis par la possession. Comme le littoral dessine la frontière entre le monde terrestre et maritime, la lisère était pour moi une séparation au-delà de laquelle l’humain n’était pas malvenu, au contraire, mais où ses règles, ses lois, ses conventions et même sa temporalité n’avaient plus cours, comme suspendues. En se sédentarisant, puis en s’urbanisant, l’humain a construit un monde à sa mesure, des espaces à ses échelles, spatiales et temporelles, qu’il partage avec les mammifères et les oiseaux de carbone, dans lesquels il a confondu le monde et son monde - à cet égard, je me suis souvent étonné de la manière dont la ville moderne coupe de toutes les expériences mystiques élémentaires, un ciel d’étoiles et de lune, l’encre de la nuit, le feu, le cycle des choses, la forêt… Ainsi a-t-il proliféré, en dehors de son règne. Il a cru, pour les besoins de ses cités, que le monde comme ses cités étaient à sa mesure, à sa disposition, que l’espace rural avait pour simple fonction de nourrir l’espace urbain, le seul à même de vraiment produire ce qui a de la valeur aux yeux des humains, la croissance économique et l’individualisme, l’unité autonome. Or, le principe de l’action du paysage, ce n’est pas la goutte, mais la pluie, ni l’arbre, mais la forêt , ni le fongus, mais le mycélium, ni la vague, mais les marées ; l’unité n’a de valeur qu’en s’insérant dans le tout, un tout qui ne croît pas - étrange moteur que cette illusion d’avoir toujours plus, dans la nature, quand il y a trop, les choses finissent par s’organiser de telle manière que leur nombre diminue -, mais organise des énergies et des transformations cycliques et stables ; l’humain en se croyant individu a coupé le cordon ombilical qui le reliait à la mère, il a cru apprendre à respirer, mais en le faisant, a coupé les arbres.
De la même manière, j’ai toujours été dérangé par les jardins à la française, leur ordonnancement impeccable, jusqu’à me rendre compte que j’y voyais justement la plus funeste démonstration de la vie mise dans un carcan, dont les mouvements et la fluidité sont empêchés comme une femme à qui l’on impose un corset. J’y voyais le pendant esthétique de cette inclinaison à posséder et violenter les arbres pourvus qu’ils entrent dans le moule humain, celui de son temps, de ses formes, sans parvenir à voir que la beauté d’une forêt réside ailleurs, dans son rythme justement, le foisonnement impétueux, et le fait que toujours à partir des mêmes principes, elle construit des formes différentes, bien qu’apparentées, et à plus qu’elles-mêmes. Le branchage de l’arbre cousine les ramures de ses feuilles, comme ils cousinent l’arc électrique, les synapses du cerveau ou même les axes des villes, nés de conditions analogues de croissance dans le grand règne de l’espace.
« Près du château du roi se trouvait une grande et sombre forêt, et dans cette forêt, sous un vieux tilleul, il y avait un puits. » (4)
L’axe du monde n’est pas mort, ni brisé, simplement perdu de vue. Nous sommes indissociables de la forêt, toujours. L’humain est apparu il y a quelques millions d’années, il s’est sédentarisé il y a quelques milles, a vécu son exode rural cela fait à peine un siècle. Comment peut-on décemment croire le contraire ? Croire que nous sommes faits pour ce monde qui s’est construit à notre échelle, mais a fini par nous submerger. Mais une fois ce constat établi - la nature comme construction sociale, un mot qui nous éloigne de ce qu’il représente, le rapport d’exploitation et de domination qu’il implique, mais aussi la rupture d’une union originelle et symbiotique -, quels actes appelle-t-il ? C’est une évidence, il n’est nullement question de statuer un quelconque déclinisme ni la nostalgie des vieilles croyances, celles d’un monde qui n’est plus le nôtre, mais plutôt de repenser notre relation à la nature, un nouveau contrat social et environnemental inclusif. Ces idées n’ont absolument rien de nouveau… Le neurobiologiste Henri Laborit, dans son essai L’homme et la ville (1971), déclinait un système de l’être biologique dans son écosystème urbain, voyant entre la ville et des fonctionnements naturels des correspondances toutes cybernétiques - des systèmes complexes régis par des nécessités énergétiques et informationnelles au maintien d’une structure. Il voyait ainsi la ville comme une sécrétion ou une membrane. Sans la confondre avec l’organisme - il énonçait clairement la non-correspondance des lois biologiques et sociologiques -, il en faisait, comme des colonies cellulaires, l’histoire de communautés aux formations et relations nouvelles, et mettait le technocratisme face à des paradoxes et des enjeux qui n’ont pas changé depuis les années 1970 - la nécessité de modifier nos comportements pour aborder une nouvelle organisation « cellulaire » de notre société, le tout pour ne pas succomber aux périls se dressant devant nous, l’un écologique, l’autre d’une société à l’organisation capitaliste fondée sur la croissance, l’exploitation et le gaspillage des ressources naturelles et la création d’exclusions. Avant lui, le médiéviste Lynn White, dans « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », un article publié en 1967 dans la revue Science, notait que la combustion de carburants fossiles menaçait d’altérer la composition chimique de toute l’atmosphère terrestre avec des conséquences dramatiques. Selon White, la cause de cette catastrophe résidait dans le changement radical de la représentation que l’humain se faisait de la nature, et incriminait la sentence de la Genèse énoncée ci-dessus, estimant que la réponse se trouvait dans une spiritualité renouvelée, portée vers la forêt et la nature, et dans une rupture avec le productivisme et la confusion entre progrès et taux de croissance… Bref, tout cela devrait nous amener à ne plus considérer les valeurs de notre système, l’individualisme et l’autonomie, l’universalisme et la mondialisation débridée, comme allant d’elles même. Panser la dépendance et la vulnérabilité des autres, comme des choses, et en cela, penser la nôtre, notre interdépendance avec le monde et les autres.
« Il me plaît à imaginer
(tout de suite, allons!)
une forêt cybernétique
semée d’électronique et de pins
où les cerfs flânent en paix
au dessus d’ordinateurs
pareils à des fleurs
aux pétales filés. » (5)
À l’heure où l’architecture et les sciences vivent une nouvelle révolution de leur rapport aux choses, révolution qui, au lieu d’essayer de façonner la nature à notre image, de vouloir à tout prix la dominer, adopte un comportement plus humble, grâce à une observation et une étude constructives de ses éléments, et mène au développement des cités végétales, de l’architecture « bio-numérique », des systèmes d’archiborescences, les recherches sur les énergies de biosynthèse et l’hydrogène… peut-être pourrait-on se dire que les choses vont dans le bon sens. Cela serait vrai si elles n’étaient pas cantonnées à l’avant-garde sociale et scientifique. Malgré le fait qu’on les parque dans des zones protégées, qu’on loue leurs bienfaits, qu’on étudie leur conscience et leur intelligence (6), les forêts demeurent des réalités négligées. Leur croissance en France (la superficie forestière a doublé depuis 1850) ne doit pas cacher le revers de cette réalité, la déforestation globale. La mondialisation a spécialisé les territoires et délocalisé les problèmes - principalement au Brésil et en Indonésie. Les forêts représentent un quart, voire un tiers de la surface des terres émergées (selon qu'on comptabilise ou non comme forêts les plantations d'arbres), soit environ 4 milliards d'hectares. Seuls 36 % de ces surfaces sont constituées par des forêts primaires, jamais exploitées par les humains. Chiffres fluctuants puisque, chaque année, 13 millions d'hectares - quatre fois la superficie de la Belgique - sont rasés, brûlés ou convertis à d'autres utilisations. Pourtant, 60 à 80 % de la biodiversité mondiale terrestre est abritées par les forêts, et à l'échelle planétaire, 1,8 milliard de personnes dépendent de la forêt et de ses ressources pour vivre, voire survivre. L’enjeu n’est pas moindre… même si ces argument font fausse route, ce me semble. Ce n’est pas tant que la forêt abrite et nourrit encore presque un quart de l’humanité, qu’elle participe à la protection des sols contre le ruissellement, qu’elle est un puits de carbone et une source d’oxygène majeure, qu’elle participe au cycle de l’eau, qu’elle modère les vents ou participe à la biodiversité qu’elle mérite d’être protégée, considérations qui finalement replacent encore une fois l’humain, et son confort si ce n’est sa survie, au centre des choses. C’est d’abord pour la forêt en tant que telle que nos actes devraient changer, la reconnaissance de son existence en osmose avec les nôtres, de la superbe complexité et intrication de ses phénomènes, de leur beauté, de la vie qui s'en dégage. Dans le monde administré de l’humanité, cela signifie en premier lieu une existence de papier, une existence légale, pas déjà passé par la Nouvelle-Zélande qui a doté son fleuve sacrée, le Whanganui, ouvrant la possibilité de défendre les droits et les intérêts du cours d’eau devant la justice. Par cette introduction dans le droit d’un fleuve sacré, en creux, se dessine peut-être un avenir utopique, où les spécificités de la forêt et des éléments naturels sont intégrés au système humain, et non le contraire, un rapport aux soubassements spirituels renouvelés, de respect et de bienfait mutuel, de symbiose, dans laquelle la technologie, si elle doit avoir un rôle à jouer - on parle déjà de la possibilité de créer des bots abeilles pour palier la disparition des « vraies » et polliniser les forêts - , est celui d’imitatrice et de protectrice.
(1) Mythologie samoyède, citée par Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase (1951)
(2) Selon les catégories ontologiques de Philippe Descola, qui dans son ouvrage Par-delà Nature et Culture (2005) entend dépasser la distinction classique entre nature et culture, et pose que l’idée de « nature » est une construction sociale, n’allant pas d’elle-même.
(3) Genèse, 1:26-27
(4) « Le Roi Grenouille ou Henri de Fer », Contes de Grimm, XIXe
(5) tract distribué par Richard Brautigan sur Haight-Ashbury, San Francisco, 1967.
(6) À l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) de Clermont-Ferrand, notamment avec des spécialistes d’intelligences artificielles.
Notes :
Les statistiques de ce texte proviennent de deux sources différentes :
Emmanuelle Grundmann, « déforestation », Encyclopædia Universalis
Yves Bastien, Marcel Bournérias, « Forêts - La forêt, un milieu naturel riche et diversifié », Encyclopædia Universalis
Texte publié dans l’ouvrage collectif Mauvaises herbes, édité par Artistes & Associés sur une idée originale de Mona Convert, août 2020.