Biographies du salon de Montrouge

Camille Beauplan 

Voir la ville, usée par nos habitudes, avec des yeux neufs. La considérer comme un exotisme. Camille Beauplan égrène au fil de ses acryliques les incongruités citadines, elle souligne l’étrangeté banale du familier, des dalles et des playgrounds aux salles d’attente. L’apanage de la peinture, c’est la manière dont on consomme l’écart entre la réalité et son image. Chez Camille Beauplan, cela passe par une première étape d’investigation photographique, qui imprègne ses compositions, et par un équilibre entre la figuration — quoique sans soleil, sans ombre ni lumière — et son éloignement, sur certains détails, versant ses compositions dans une étrangeté « jamais trop belle », sinon, « on regarde l’image pour sa plastique, et plus son sens ». Le travail de Camille Beauplan est innervé des théories de l'économiste Michael Heller et sa « tragédie des communs et des anti-communs », respectivement le suremploi et le sous-emploi de certaines ressources par des agents économiques rationnels. Les peintures qu’on ne voit plus dans les salles d’attente, ou dans les musées, les jeux sans enfants, des architectures singulières, tous ces prurits qui peuplent la ville comme autant d’émanations de volontés bizarrement plantées là, imposées dans l’espace public. Comme en témoigne son accrochage pour le salon de Montrouge, où un Petit ours brun gisant côtoie une femme perdue sur son téléphone au Louvre, Camille Beauplan a un regard tendre sur la bizarrerie de notre monde, qu’elle accompagne depuis peu de courts textes poétiques qui confèrent au tout une dimension narrative plus franche, qui l’enracinent dans le récit d’une existence.

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Guillaume Bouisset 

Longtemps, le commerce avec l’invisible a été le domaine exclusif des prêtres et des chamanes,  avant qu’ils ne cèdent ce privilège aux artistes. Guillaume Bouisset convoque ce double héritage dans une quête qu’il n’est ni le premier ni le dernier à mener, parce qu’essentielle : donner une forme à l’au-delà du phénoménologique, représenter ce qui est derrière ce que nous percevons. D’abord à travers la peinture, quand il était aux Beaux-Arts de Paris, avec des figurations hypnotiques de motifs naturels (nuages, feuilles…), puis, après un échange au Brésil (2017) pendant lequel il a réalisé un frontispice pour les indiens Kaxinawa innervé de pensée chamanique, avec des installations plus complexes, convoquant l’architecture sacrée, celle des temples ou des autels. Une esthétique du seuil entre deux mondes et de leurs correspondances, où l’homme est souvent représenté dans sa mesure impossible à l’absolu. Le travail de Guillaume Bouisset s’articule ainsi autour de motifs récurrents : le masque, en tant que frontière entre le tangible et l’au-delà, ou l’œil, comme symbole de cette soif d’absolu empêchée par les limites de nos sens. Plus que nos deux yeux, Guillaume Bouisset convoque le troisième, et reconsidère en creux les vieux dualismes de la pensée occidentale, ceux qui ont coupé l’homme du monde, le sujet contre l’objet, l’être contre le néant, le singulier contre l’universel, l’homme contre la nature… L’installation de Montrouge décline ce système autour de la figure géométrique du tore, un solide recourbé sur lui-même, symbole pour l’artiste d’un double mouvement de convergence-divergence entre deux forces opposées, l’intériorité psychique et l’environnement extérieur. 

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Côme Clérino 

S’il demeurait des illusions quant aux idéalismes un peu poussiéreux de l’art, Côme Clérino se place en fossoyeur de ceux-ci, mais joyeusement, ce n’est pas un deuil tant qu’une libération, colorée et festive. Exit les conceptions altières. Ici, on ne distingue pas l’art de l’artisanat. Avec un attrait non négligeable pour le DIY, Côme Clerino aime à façonner les matériaux les plus divers (polyester stratifié, résine acrylique, crépis, paraffine, mousse polyuréthane…) et reprendre les vieilles recettes de mosaïste, de céramiste… Ici, on rythme les matières dans des oppositions (mat/brillant, aplats/trames, lisse/rugueux) qu’un regard préhensile effleure avec délectation avant que les mains ne suivent. On touche et on s’assoit aussi, on rit, on vit, parce qu’ici, on brouille la frontière avec le design. Côme Clerino crée moins des objets donnés à une contemplation servile que des espaces à vivre. Ses sculptures sont souvent d’étranges pièces de mobiliers, étagères, lampes, bureaux un peu fantasques. Et surtout on habite les espaces de vie. Conscient que l’art n’est pas l’apanage du génie mais de chaînes de coopération, Côme Clérino invite d’autres créateurs à compléter ses productions, des poètes, des cuisiniers… Une vision de l’art participative, collective, horizontale, donc résolument moderne, sans tomber dans le spectaculaire ou l’accessoire pour autant. On se détache des symboliques usées, des énoncés échaudés dans un pur rapport à l’objet, sa forme et l’usage qu’on en fait. Pour le salon de Montrouge, Côme Clérino a créé une architecture organique et colorée, à mi-chemin entre  la peinture et l’objet, représentative de ce système, pleine de matières et point de départ d’expérimentations diverses avec d’autres créateurs. 

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Anaïs Tohé-Commaret (en collaboration avec Nicolas Jardin)

Anaïs Tohé-Commaret (en collaboration avec Nicolas Jardin) filme les fantômes : les êtres flous, indéfinis, invisibles, parce que marginaux, et les pensées obsédantes, celles qui vivent en nous sans avoir été conviées. Amor sur mama (2018) évoque ainsi les souvenirs entremêlés de sa mère et des pensionnaires de la maison de retraite dont elle s’occupe, là où elle s’est amarré en fuyant la dictature chilienne, cicatrice toujours ouverte dont elle s’échappe par la danse. Les documentaires subjectifs et narratifs d’Anaïs Tohé-Commaret (la fiction met de l’ordre dans la réalité) ne traitent pas de l’Histoire, celle à qui on met un H majuscule, mais de la manière dont elle est intériorisée et vécue par des existences singulières, les traces qu’elle laisse. Elle montre avec pudeur les histoires qu’on se raconte à soi-même pour doubler une réalité douloureuse, les identités qu’on nous impose et la manière dont on s’extirpe de leur carcan. Dans un équilibre toujours précaire entre le pathétique et le flamboyant, Djoudi (réalisé seule, en 2017) dévoile les doutes, les joies et les rêves brisés d’un dealer qui se transforme peu à peu en clown. Plongée dans les états d’âme de ceux dont on a l’habitude de se foutre, parce que leur rôle est simple, lâcher la came. Ses documentaires réalisés généralement sans script, dans une idée d’émergence et de co-autorat, cueillent ce que ses protagonistes veulent bien montrer. Pas de système ou de recette, la forme se doit de refléter son sujet. Parfois un simple téléphone portable et une image crue suffisent, d’autres fois les plans sont plus précis, et l’image plus léchée, mais toujours la caméra est amorale, dans le sens noble du terme, qui montre sans vouloir dire. 

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Pierre Pauze

L’extrême contemporanéité des installations et des vidéos de Pierre Pauze est séduisante, elle donne une image à notre temps, mais trompeuse. L’esthétique scientiste et expérimentale, les images de teufs à la berlinoise, les Google voices, le street work-out, tout cela relève de la forme et ne doit pas cacher l’essentiel, la quête de spiritualité qui les sous-tend dans un monde asséché par sa sécularisation. Pierre Pauze exhume la dimension mystique de ce qui, à première vue, en est désincarné, il soulève les désirs de transcendance là où on ne les attendrait pas nécessairement. Pour le salon de Montrouge, il dévoile une nouvelle version installatoire, à l’esthétique de laboratoire/paillasse de la vidéo Please Love Party (2018) réalisée pendant son passage au Fresnoy. Dans le prolongement des recherches qu’il avait accomplies aux Beaux-Arts de Paris sur la mémoire de l’eau, théorie échafaudée par l’immunologue Jacques Benveniste (selon laquelle l'eau qui est entrée en contact avec certaines substances conserverait une empreinte des propriétés de celles-ci), il propose une quête impossible, donc poétique, celle de démontrer la validité d’un phénomène invalidé par la communauté scientifique. Pour cette vidéo-expérience, il a distribué à des cobayes consentants des produits de synthèse, psychotropes et hormones de l’amour, dont l’ocytocine, en dosages homéopathiques, fortement dilués. Paradoxale ivresse scientifique, où tout est compartimenté, analysé, planifié et synthétisé, même l’amour, quand bien même la recherche demeure celle du sens et du bonheur. 

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