ultimately post-<choose>, [<internet>,<doomsday>,<human>]

En se risquant à la comparaison, on pourrait dire qu’il en va de même pour le verbe chez Céline dans les premières pages du Guignol’s Band que pour l’image chez Lucien Murat. Ça renvoie à la  guerre, au sang et aux viscères, et ça le fait surtout à grands coups d’onomatopées, ça fait pang ! Ça pète de partout bam ! Ici une explosion, baoum, et la un laser qui fend le ciel, ziooooon. Des hommes qui crient et des pneus qui brûlent. Aaaaaah ! Les lance-flammes hurlent, les AK-47 résonnent et les tronçonneuses s’égosillent. TrTrTrTrTr ! D’autant plus les dernières séries, qui généralisent la sortie du cadre. Il y a quelque chose de nerveux, d’énervé. Splam ! Comme les chiens se jettent sur les cyborgs pour les bouffer, le muscle saillant, la cagoule noire et le sang rouge, on a l’impression que tout ça va sortir du silence de l’image pour brûler la rue.

De l’image badass, trop pour être sérieuse, nourrie à la testostérone et aux amphés des premiers first person shooter (fps), les Wolfenstein, Doom ou Duke Nukem, dans lesquels on tuait des Nazis ou des extraterrestres à grands coups de « Hasta la vista baby », mais en murmurant pour ne pas se faire pincer par les parents qui se mettaient à hurler en voyant les litres de sang pixélisé à l’écran, et craignaient enfanter une génération de criminels alors que les ailes des mouches étaient sauves… Mais quelque chose résiste. Même si ces tapisseries et dessins évoquent l’histoire vidéoludique, on y reconnaît les crânes volants et les carcasses de Doom, le vert filaire d’Atari, elles ne citent pas tant qu’elles en offrent de vagues réminiscences. Soit, tout cela est largement alimenté par l’esthétique vidéoludique des années 1990, globalement le 16 bits, cet instant charnière pour l’imagerie numérique, un peu paradoxal puisqu’il y avait d’un côté de premières vraies incursions dans la troisième dimension, qui permettaient de sortir le jeu du seul point de vue omniscient pour subjectiviser l’expérience — plusieurs tapisseries sont d’ailleurs des vues subjectives —, mais de l’autre les limites qu’imposaient encore les cartes graphiques. En gros, elles ne faisaient pas grand-chose de plus que faire bouger des carrés. Mais il n’y a pas que ça, ces images sont plus complètes, plus abouties que celles des premiers fps. Et c’est logique, le travail de Lucien Murat se formalise dans une fine connaissance de la grammaire de l’image. D’abord, par certaines résurgences de la peinture d’histoire et religieuse. Le contrapposto et le maniérisme de certaines poses, les compositions divines, en triangle, mais aussi tous ces martyrs de Saint Sebastien, motif récurrent, avec ces hommes attachés à des pneus en feu, des Saint-Sébastien à la sauce Mad Max. On peut même aller plus loin en avançant, et cela sonne comme une évidence, que le travail de Lucien Murat s’inscrit en plein dans la tradition, d’un côté celle de la tapisserie royale, avec ses scènes de guerre fourmillantes et ses dimensions royales elles aussi, à l’instar des Tentures de l'histoire de Scipion du Louvre que Lucien Murat connaît bien, de l’autre, la tradition picturale apocalyptique. Les lointains ancêtres de ces images sont les vitraux de la cathédrale de Bourges, les toiles de Van Eyck, Memling ou Bosch, la chapelle San Brizio de Luca Signorelli ou Michel Ange… C’est dans ces viviers grouillants et inquiets que l’on retrouve les sources maudites de ce monde délirant, qui sonne avec une actualité nouvelle. On ne va pas dire que c’est insensé d’exhumer l’iconographie de l’apocalypse maintenant… D’ailleurs, Lucien Murat, non content d’être l’auteur de ces images, est aussi celui d’une narration interstitielle les structurant, un texte mythologique, un peu paradoxal puisqu’il prend aussi bien des airs de cosmogonie que d’Apocalypse, c’est la création du monde en même temps que sa fin. Ce chant voit Vina, déesse violée, née d’une colère originelle, enfanter le démiurge Megathesis, lui-même à l’origine des cinq abominations, chacune la mutation d’un des cinq sens. 

Bref, l’imaginaire dystopique, high tech-low life, du jeu vidéo, l’esthétique du pixel, tout un champ iconographique aussi nouveau que brutalement présent, tout ça structuré et organisé par une grammaire de l’image pour le coup séculaire. Ce n’est rien d’écrire que la peinture sans cesse se renouvelle, à l’aune de chaque modernité, et que Lucien Murat est un peintre contemporain. Mais pourtant… Ses images sont paradoxales, impossible de ne pas y voir notre ère, en même temps qu’elles montrent un présent presque passé, déjà légèrement suranné. Quelque chose qui sent la naphtaline et la délicate odeur de poussière des vieux processeurs, entre le kitsch un peu baroque des intérieurs anciens et les bits des serveurs obsolètes. Dans ce palimpseste d’images pixélisées, quelque chose qui relève de l’archéologie presque, mais appliquée aux appartements de grands-mères et aux émulateurs de retrogaming. Cette manière de faire renaître une esthétique récente dans les canons de l’histoire de l’art, c’est élégant et à peine visible, disons que c’est en arrière-plan, derrière les onomatopées. Un premier pont qui s’accompagne d’autres. Il en va de même pour l’analogie entre le point de croix et le pixel. Dans les tapisseries, l’inclusion de vieux canevas de broderie a d’abord le mérite de complexifier les images, de leur conférer une aura surréalisante — ou dans le langage consacré, une subtile touche de WTF. Ces femmes nues kitsch à souhait près de brasiers verts, ces vierges aux couleurs criardes, ces tableaux classiques au point de croix jouxtant des scènes de meurtres créent des arcs narratifs étranges, des superpositions intrigantes, presque des sortes de pop-up. Et surtout, c’est vrai que la correspondance se tient, et que l’on pourrait voir la broderie et la tapisserie comme de vieilles tantes de l’image 8, 16 ou 32 bits, parce que nourries par le même problème, contracter la réalité dans la répétition de carrés colorés. 

Étranges sans être étrangères, les images de Lucien Murat ne peuvent que difficilement laisser indifférent, et ce parce qu’au-delà de leur violence crue, elles sont structurées par un réseau d’antagonismes, d’assemblages et de confrontations, de citations et de créations. Elles inspirent ainsi des sentiments contradictoires, effarantes et jouissives, un brin grotesques et graves aussi. Mais, au fond, que veulent-elles dire ? Sont-ce juste les réminiscences joyeuses des heures passées derrière le pécé, gamin, et jetées sur des tapisseries? Sont-elles un symptôme ? Par ce patchwork un peu invraisemblable, quelque chose qui soit actuel est-il exprimé ? Les errements d’une génération née dans le récit contradictoire de la fin du monde et du dépassement de l’humain ? Les images de la même génération qui n’a pas connu la guerre et la fantasme dans sa chambre ? Ou l’anxiété que cause presque invariablement le progrès technologique ? La tentative de forger une image qui soit à la hauteur de la folie surréalisante des Internets ? 

Mer de pneus en feu, 2018, 160 x 190 cm, acrylique sur tapisseries, bâches et patches

Mer de pneus en feu, 2018, 160 x 190 cm, acrylique sur tapisseries, bâches et patches

Les images d’après Internet  

C’est sûrement un peu de tout ça, on ne vous apprend rien en écrivant que « c’est le regardeur qui fait tableau » aujourd’hui, et que le regardeur il peut se raconter toutes les histoires qu’il veut, on peut pas interférer avec. D’autant plus s’il se trouve face un travail aussi loquace et polysémique que celui de Lucien Murat. Mais ces images gagnent tout de même à être lues en considérant ce que l’on a nommé condition ou art « post-Internet », parce qu’elles en dérivent. La formule a cela de trompeur qu’elle semble renvoyer, comme le préfixe l’indique, à ce qui serait après les Internet, ensuite chronologiquement. En réalité, elle renvoie plutôt à une condition inédite, celle de nos sociétés après que le web a massivement modifié leur structure. Après le langage, l’écriture et l’imprimerie, il est assez fréquent de considérer les Internets comme une nouvelle révolution cognitive. Le langage a permis de nommer, et donc de communiquer, l’écriture de transcrire, donc d’archiver et d’échanger, l’imprimerie de diffuser à grande échelle, et elles seraient dans ce cadre l’achèvement de la révolution médiatique, et l’avènement d’un savoir ubiquiste et universel, mouvant. Quand Pierre Levy pressentait (Le Musée universel, 2000), « il n’y a plus qu’un seul document hypertextuel à la diversité et aux rapprochements surréalistes, comme il n’y a plus qu’une seule humanité… », il percevait  l’irruption à venir de ce maelström communicationnel, ou de ce trou noir informationnel, c’est selon, comparable à la « noosphère » qu’avait imaginée Pierre Teilhard de Chardin, l’imbrication de toutes les consciences de la terre — d’ailleurs Timothy Leary lui-même, le prêtre des acides reconverti en apôtre des réseaux à la fin de son existence, voyait dans les Internets des années 1990 l’embryon d’une conscience universelle. Aucun artiste né dans les années 1980, et Lucien Murat en fait partie, ne peut ignorer cette réalité nouvelle, en tant que membre de la dernière génération à avoir vécu le grand basculement, l’apparition du world wide web, et qui plus est à la fin de l’enfance ou au début de l’adolescence. Les Internets sont une réalité si englobante qu’elles impliquent nécessairement de se placer en fonction d’elles, elles sont inévitables, et les ignorer relève du choix. D’autant plus, il faut l’admettre, qu’elles concurrencent les artistes dans leur rôle de créateurs d’images, en tant que réservoir en même temps que pourvoyeur aux possibilités illimitées — celles de la moitié de l’humanité connectée. L’image a été désacralisée une seconde fois nous dirait Walter Benjamin, elle n’est plus image mais matrice d’images, elle est partagée, stockée, éditée, dupliquée, transformée, elle est devenue un flux, virale — quel exemple plus éloquent que le mème

Hallali de Vina 3.0, 2019, 140 x 200 cm, acrylique sur patches, bâches et tapisseries chinées.

Hallali de Vina 3.0, 2019, 140 x 200 cm, acrylique sur patches, bâches et tapisseries chinées.

Comme tous, Lucien Murat est habité par le doute que provoquent nécessairement ces mutations. Il est animé par la volonté de saisir ce qui fait image aujourd’hui, ce qui la rend opérante, visible, juste, par la volonté de comprendre ce qui distingue un artiste de n’importe quel Internaute, n’importe quel internaute étant devenu créateur d’images, et réciproquement, de s’interroger sur les manières de re-présenter tout ça, de donner une image à ce qui les englobe toutes. À cet égard, il est intéressant de constater que les pionniers des réseaux, ceux du net.art, nés dans les années 1970, les JODI, Heath Bunting et autre Bureau of Inverse Technology, se sont d’abord emparés du potentiel intermédiateur du web, et plus globalement de la capacité qu’avait le « virtuel » d’influencer la « réalité », leur hybridation naissante. Ces premières expériences passées, nimbées d’un libéralisme un brin anarchiste et d’une volonté de résistance à l’autorité et aux réseaux institutionnels de l’art, c’est la seconde génération, la post-Internet donc, qui a pris acte des irrémédiables transformations causées sur notre rapport à l’image et globalement de l’apparition d’une esthétique que Lev Manovich avait déjà qualifiée de « post-media » en 2000 — caractérisée par la révolution des conditions de production et de distribution des biens culturels, par l’idée d’une œuvre multimédia ou multisupport, et la nécessité d’ébaucher de nouvelles catégories, inspirées des technologies numériques prises au sens large : l’organisation de données, l’expérience-utilisateur, le design d’informations, le logiciel, l’utilisateur…(Post-media Aesthetics, Lev Manovich, 2000)

L’idée de post-Internet est née sous le clavier de la net.artiste Marisa Olson, puis a largement été débattue par des plasticiens et des critiques à l’instar de Gene McHugh (sur le blog 122909a.com), Artie Vierkant (The Image-Object Post-Internet, 2010) ou Jennifer Chan. Gene McHugh définit cela sobrement comme une réponse « to [a condition] described as post-Internet – when the Internet is less a novelty and more a banality ». Alors qu’a largement reflué l’utopie libertaire et émancipatrice des années 1990 et qu’a sonné l’heure des algorithmes prédictifs pour marketeux rapaces, et des réseaux comme outil de contrôle du capitalisme et des nations, les artistes de la génération interrogent ce nouvel état social, en formalisant leurs observations à travers l’image fongible, en jouant des va-et-vient entre réalité et virtualité, en rematérialisant un monde qui se rêve immatériel, avec un intérêt certain pour le recueillement, l’exploitation et la modification de ressources trouvées en ligne. Dans le cas de Lucien Murat, l’imagerie du jeu vidéo des 90’s et les fonds vieillots qu’il glane sur Internet et glitche ensuite. Les artistes post-Internet opèrent souvent ce que Gene McHugh qualifie de mise « out of circulation and recontextualisation » : extirper des images de leurs mutations successives dans les réseaux (chez Lucien Murat, l’idée d’image mutante répond d’ailleurs à celles en cours sur ses tapisseries) pour les figer dans une forme finie. La distinction majeure avec le net.art, c’est effectivement que l’art post-Internet est sorti des réseaux, quand bien même les œuvres sont créées en pleine conscience de leur centralité sur nos vies, et qu’il est revenu dans le giron de l’art. Gene McHugh évoque ainsi « the art world art about the internet », et Marisa Olson explique : « it’s less art on the Internet than art after the internet », précisant que le « post-Internet is not about art, not about the internet. About both. The internet changed everything including art. » En gros, les artistes post-Internet révèlent la prégnance des Internets, particulièrement par des stratégies off-line, quand les pionniers du net.art s’intéressaient plutôt à la nature de ce nouveau médium/média, donc online.

Megathesis à l’attaque, 2019, 220 x 140 cm, acrylique sur patches, baches et tapisseries chinées.

Megathesis à l’attaque, 2019, 220 x 140 cm, acrylique sur patches, baches et tapisseries chinées.

Le travail de Lucien Murat tisse donc de nombreux liens avec celui des tenants du post-Internet, le plus intéressant étant probablement une commune lecture archéologique du progrès technologique, que l’on retrouve aussi bien chez Cory Arcangel qui par de multiples appropriations sonde les idéologies du net, son histoire et ses traditions, que chez Marisa Olson avec sa pièce Space Junk, proche à divers égards du travail présentement analysé : de grands monochromes noirs (des peintures à la Ad Reinhardt, à Wade Guyton, soit une esthétique passée) mais qui observés de près déclinent des motifs d'étoiles scintillantes dérivées d’un fond d'écran natif du Web (suranné aussi). À leur propos, Gene McHugh écrit : « When they combine, they each highlight each other’s obsolescence. Or, perhaps they highlight the fact of obsolescence. » Une lecture archéologique qui provoque en creux des réflexions sur l’obsolescence que crée nécessairement l’accélération du monde — obsolescence des formes qui rappelle chez Lucien Murat celle des hommes qu’il représente. D’autres ponts existent, une volonté commune de représenter l’irreprésentable, de donner une forme aux Internets, et de rendre tangibles des images dites immatérielles, mais aussi les spéculations sur notre avenir, notamment ce qui a trait au transhumanisme et au post-humain. On pourrait y voir une teneur oraculaire sombre, dans le sens où ce que représente Lucien Murat, ce n’est pas le transhumanisme utopique, celui qui fait fantasmer la Silicon Valley, il est sale, mécanique post-apocalyptique, un brin cyber punk — y voit-on une augmentation de l’homme par la machine ou sa régression ? À travers la notion d’avatar, enfin, puisque Megathesis, le personnage central de la narration de Lucien Murat, est en fait le prétexte d’une immersion du spectateur dans un monde taré, un peu à l’image d’un Virgile accompagnant Dante dans les enfers, afin de percevoir certains pans de cette réalité devenue liquide, mouvante, mutante, et obsolète… L’écriture mythologique est un recours pour donner un sens à l’inexplicable, or Internet a créé un invisible, un insondable. Megathesis apparaît ainsi comme le guide d’une nouvelle réalité, virtuelle, et d’un avenir qui l’est autant. 

Texte publié dans la monographie de Lucien Murat, édité par Suzanne Tarasiève, décembre 2019 (avec un texte de Julie Crenn).