Biennale de Lyon, formes impermanentes
La quatorzième Biennale de Lyon a été conçue comme une ballade, « une ballade traversée de flux et d’émotions », précise sa commissaire Emma Lavigne. Une conception de l’exposition sonnant comme une ritournelle pour la directrice du Centre Pompidou Metz, qui ne souhaitait pas le contraire avec l’événement d’été de son institution, « Jardin infini. De Giverny à l’Amazonie ». Une déambulation,« sans début ni fin », passant par les trois étages du Musée d’art contemporain (MAC) de Lyon et ses espaces plastiques, la grande nef de la Sucrière, où les murs ont soigneusement été évités, et le dôme géodésique de l’architecte Richard Buckminster Fuller, avec ses airs de vieux radar, posé à deux pas de la place Bellecour.
Contemplation
Une ballade, comme un moment de contemplation. « Je suis sensible à l’inscription du corps dans l’exposition », déclare Emma Lavigne. Sa biennale est plus volontiers sensuelle que cérébrale, plus esthétique que politique. Peu d’œuvres sont spectaculaires, beaucoup relèvent de l’intime, comme les dômes blancs au mouvement presque imperceptible de Robert Breer, les Floats exposés en 1970 au Pepsi Pavillon d’Osaka, et placés en 2017 à l’entrée de la Sucrière. Surtout, l’exposition laisse une large place aux sens, nombreux à être sollicités. La vue, cela va de soi. Mais aussi la sensation tactile, plusieurs œuvres se sentent, comme l’installation Welcome to Caveland! (2016) de Philippe Quesne, une grande structure en plastique noir à l’entrée de laquelle est placé un ventilateur cessant de fonctionner à intervalles réguliers. De l’extérieur, la forme gonflée envahit littéralement l’espace d’exposition, boursouflée entre les colonnes. À l’intérieur, l’expérience est physique, tant par les larsens vous résonnant dans la cage thoracique que les stroboscopes appuyant sur les paupières ; parfois la structure s’affaisse légèrement, comme une respiration, quand le ventilateur s’arrête. L’odorat est également convoqué, parfois. La nef de la Sucrière est baignée dans l’odeur de poudre de l’installation d’Elizabeth S. Clark, une étincelle maintenue allumée pendant plus de douze heures, qui parcourt lentement et sans interruption tout l’espace.
L’ouïe, elle, est centrale. La ballade, c’est aussi celle composée par les sons incessants qui habitent l’exposition, omniprésents jusqu’en être rassemblé sous l’une des bannières de la Biennale, « Ocean of Sounds ». Susanna Fritscher signe dans l’un des silos de la Sucrière l’installation Flügel, Klingen (2017) composée de longs tubes placés en hélice et accrochés au plafond, dont le son varie avec la vitesse de rotation du dispositif. Son installation, blanche et minimale, résonne admirablement dans l’espace circulaire. La plasticienne, qui considère le son comme un matériau, la vibration de l’air, explique : « Ce que nous entendons, c’est la mesure de la salle : l’espace du silo se révèle à travers ses propriétés sonores, à travers le flux des vibrations et leur propagation ». Du son, il y en a partout : dans le silo jouxtant celui de Susanna Fritscher avec la ré-installation de la célèbre Water drop de Doug Aitken ; au MAC de Lyon, où l’on retrouve l’écosystème sculptural et sonore Rainforest V de David Tudor (une variation de l’originale de 1973), la grande tour de Babel de radios de Cildo Meireles (Babel, 2001) ou encore A=P=P=A=R=I=T=I=O=N (2008) de Cerith Wyn Evans, des mobiles à la surface miroitante, dotés de haut-parleurs composant d’infinies variations polyphoniques. Sous le dôme de Richard Buckminster Fuller, une unique installation, Clinamen (2015) de Celeste Boursier-Mougenot, elle aussi sonore puisque composée d’un bassin où des bols s’entrechoquent délicatement en flottant. En étant conservatrice à la Cité de la Musique entre 2000 et 2008, Emma Lavigne s’était distinguée en ne délaissant pas les arts visuels de sa programmation ; depuis, c’est par l’utilisation du son, dans un art qui n’est plus considéré dans sa seule composante visuelle. Pendant la visite de la Biennale, est perceptible le soin apporté par la commissaire pour que les « pollutions sonores », inévitables dans cet « océan », soient harmonieuses, plutôt que le contraire.
Permanences modernes
L’une des singularités de la Biennale de Lyon, c’est un fonctionnement en trilogie. Tous les six ans, son directeur artistique Thierry Raspail annonce un thème, comme un fil rouge pour les trois éditions suivantes. En 2015, le choix s’était porté sur « Moderne », avec une Biennale où Ralph Rugoff s’était posé la question de ce qu’était qu’être moderne à l’heure actuelle. « D’abord, ce terme m’a interpellé, concède Emma Lavigne, car je pensais plutôt m’orienter sur le très contemporain. Mais considérer la Modernité comme déclencheur de nouvelles formes était présent dans mes activités de commissaire auparavant. Ce mot qui, au départ, pouvait être perturbateur est devenu filtre permettant de relire certaine proposition plus contemporaine. »
Les mondes flottants, ce sont ceux de Rainer Maria Rilke, qui écrit : « Il est étrange de voir ainsi que tout ce qui se rattachait, librement, vole de-ci, de-là, dans l’espace sans lien » (Première Élégie). C’est l’espace artistique qu’ont ouvert les Modernes, celui d’œuvres en perpétuelle (re)définition, ouvertes. « La notion d’ouverture va de pair avec ce qui est de l’ordre de la perturbation », ajoute Emma Lavigne. En éclatant la notion de médium, et avec elle la finitude de l’œuvre, les Modernes ont fait naître un nouvel espace, parfois immatériel, une nouvelle temporalité aussi. L’œuvre n’est pas figée, jamais finie, puisqu’en cours, « en flux » dirait Emma Lavigne.
Comme le rappelait Thierry Raspail pendant son discours inaugural, Lucio Fontana évoquait un « art tetradimensionnel » dans le Manifeste blanc qu’il n’a pas signé. Nombre d’œuvres de la Biennale se sont emparées de cette dimension nouvelle de l’œuvre, d’être en cours. Des travaux qui se réalisent sous les yeux du visiteur, soit définis par le hasard – comme dans les « systèmes » d’Hans Haacke, ou les tintements des assiettes de Célestin Boursier-Mougenot – soit par des protocoles – comme la symphonie des gouttes d’eau de la Sonic Fountain de Doug Aitken, contrôlée par algorithme.
La Biennale n’est pas tombée dans la simple comparaison ou une vision archétypale de la Modernité, tout en laissant la place à de belles correspondances. Celles des formes biomorphiques d’Ernesto Neto et de Jean Arp, le premier disant « commencer ou termine » le second – dans une salle éclatante où sont aussi montrés Lucio Fontana, dadamaino et Paolo Scheggi. Celles de Marcel Duchamp et de Yuko Mohri, aussi ; les Moré Moré (Leaky), des installations complexes cadrées de bois, dont la structure s’inspiredu Grand Verre du grand maître, où des systèmes aquatiques et autres objets sont disséminés. D’autres encore, entre les mobiles de Calder et les sculptures tout aussi aériennes – et sonores – de Cerith Wyn Evans.
« Homophonies formelles »
Ces correspondances peuplent la Biennale de Lyon. Par exemple, cette quatorzième édition est traversée par les ondes – celles de l’eau, de la lumière, de l’air… et de la musique. À la Sucrière, l’espace central est occupé par l’installation White Wide Flow (2006) d’Hans Haacke, aussi simple que belle ; quelques ventilateurs seulement et une bâche de polyéthylène suffisent à faire naître l’enchantement de la toile traversée par un souffle, à la fois vague et vent, onde. Le Windbook (1974) de Laurie Anderson est un livre enfermé dans une caisse en bois dont les feuilles volent et tournent, agitées par des ventilateurs placés sur les côtés. Les délicats dessins de Jorinde Voigt, ses derniers, exposés à la fois à la Sucrière et au MAC de Lyon, dressent des ponts entre les deux lieux et évoquent aussi bien des partitions que des flux. L’espace de la nef de la Sucrière est unifié par un grand nuage de Marco Godinho, réinstallation de son œuvre Forever Immigrant (2017), un paysage en fait composé de cachets où l’on peut lire la sentence, l’un des gestes politiques de la Biennale.
Ces mots en appellent d’autres. Ceux de Marcel Broodthaers et sa vidéo, La pluie, Projet pour un texte (1969) à la fois jouissive et mélancolique, où l’on voit l’artiste tenter d’écrire à l’encre sous une pluie battante. Les phrases suspendues dans l’air de Ján Mancuska – des « mots flottants » ou encore la poésie de Julien Creuset et le rocher de George Brecht, sur lequel il est écrit « Vide » (Vide, 1986).
La Biennale d’Emma Lavigne est construite en réseau, traversée de correspondances subtiles, en permanence. Des réseaux de formes, de gestes artistiques, ceux de la Modernité, ou de sensations. Elle est pleine de ces « homophonies formelles » qu’évoquait Harald Szeemann pendant sa Biennale de Lyon en 1997, cité par Emma Lavigne dans le catalogue. C’est un « poème dans l’espace qui laisse libre les associations ».
Avec le développement de l’ère Edo (1603-1868) au Japon, et la déliquescence du shogunat face à la bourgeoisie, de nouvelles formes artistiques sont nées, variant de celles adoubées par les aristocrates. Notamment un théâtre populaire, et ses affiches, réalisées à l’estampe, que l’on appelait les ukiyo-e, soit les « images du monde flottant ». Ces images étaient celles d’une société en mouvement, marquées d’une connotation fortement bouddhique mettant l'accent sur la réalité d'un monde où la seule certitude était l'impermanence de toutes choses. La Biennale de Lyon d’Emma Lavigne dresse un portrait humain et sensible de l’art, profondément marqué par cette impermanence. Nos images d’un monde flottant.
Mémo
14e Biennale de Lyon, « Mondes Flottants »
Du 20 septembre 2017 au 7 janvier 2018
La Sucrière : Les Docks, 47-49 quai Rambaud, Lyon 2
Le MAC de Lyon : Cité Internationale, 81 quai Charles de Gaulle, Lyon 6
Le Dôme : Place Antonin Poncet, Lyon 2, du 20 sept. au 5 nov.
Article publié dans AMA #288