Hit me baby one more time
Belle rencontre, même si ce n’était pas une première, que celle qui a eu lieu dans les niveaux inférieurs du Palais de Tokyo, et leurs airs de parking souterrain désert ou de vieil entrepôt vide. C’était le 22 février 2018. D’un côté MusicForEggplant, collectif de plasticiens-musiciens rencontrés à Lausanne, connu pour de nombreuses interventions dans des lieux divers, aussi bien centres d’art, squats que Liste (Bâle), mêlant scénarii et improvisation, musique expérimentale, vidéo, poésie — une trentaine d’albums à son compte sur bandcamp. De l’autre, Regina Demina, membre du collectif, et saluée pour son installation et pièce sonore Alma présentée au Fresnoy en 2016. Une pièce-performance-sans-acteur, sur la solitude et les beautés paradoxales, étranges, dans une atmosphère tuning et amourette un peu white-trash, du « naïf mais bien hardcore » susurrait-elle à un instant de la pièce.
Cette atmosphère à la fois naïve et hardcore, cette quête de beautés paradoxales, étranges, voire angoissantes, tout cela se poursuit dans Teenage Bad Taste (écriture : Regina Demina / Music : Eggplant), performance maximaliste en plusieurs tableaux, portant sur les errements existentiels et libidineux de jeunes adolescentes lascives, et à travers elles, du monde dans lequel elles évoluent. Performance qui poursuit l’exploration de l’identité déjà amorcée par Regina Demina et MusicForEggplant avec l’épisode « Vivid Dreams » en 2016.
Plantons le décor. Dans le parking désert et gris, un lit dans les éclairages bleutés de la lumière noire. Le lit… lieu de naissance, de mort et de sexe, de sommeil et de rêve. Lieu de prédilection de la baby doll, ou des baby dolls puisqu’elles étaient deux, toute la durée de la performance, à répéter le plus souvent les mêmes gestes et les mêmes paroles, en miroir. Gémellité adolescente. Singularité qui se dissout dans le creuset collectif.
Autour du lit, câbles, consoles, guitare, tables de mixage, câbles, ordinateurs, MPCs, câbles… Une esthétique du câble, un monument érigé au numérique, ses lumières, ses boutons, ses écrans. Ce qui est souvent caché, la technique, est ici révélé. Et une musique, à la fois improvisée et composée, comme tout le reste de la performance. Une musique, voire du son, tant on s’éloigne parfois de l’exigence harmonique pour des nappages tantôt planants tantôt bruitistes, des sons distordus, lourds, saturés ; et revenir d’autres, à des formes musicales plus classiques, mais toujours distendues. MusicForEggplant verse dans une forme hybride de musique, de techno, entre rythmes industriels, inclusions pop, noise-rock et sons progressifs. Quelque chose à la fois électronique et tribal. Et les voix des deux Lolita numériques, devenant elles-mêmes matière musicale, et oscillant entre phrasés poétiques, soupirs, cris et chuchotements.
Il y a quelque chose de la digital doll dans Teenage Bad Taste, de nymphettes à l’heure de la communication en réseau. La digital doll, singulièrement, a déjà une belle généalogie, dans le manga et la pop culture d’abord, mais aussi l’art visuel. Il y a eu Organic Honey, ce double de Joan Jonas au début des années 1970, sorte de séductrice électronico-érotique qui sondait sous son masque, par la performance et la vidéo, la place de la femme dans la société. Ann Lee aussi, personnage de manga dont les droits ont été rachetés par Philippe Parreno et Pierre Huyghe en 1999, femme-enfant de pixels déplorant la trajectoire de son existence, celle d’une jeune fille dont l’enveloppe charnelle fait l’objet d’un commerce. Plus récemment, il y en a eu d’autres, Amalia Ulman notamment et son exploration des réseaux via une performance organique de plusieurs mois, Excellences and Perfection, où elle se présentait tour à tour comme jeune fille naïve, séductrice des réseaux puis « Life Godess ». À chaque fois, la difficile position de la femme, et de son corps, dans la société, entre prédation, (difficile) acceptation de soi et fantasme. D’ailleurs, bonne part de Teenage Bad Taste se plaçait sous les questionnements identitaires de ses dolls, jusqu’à l’exploration de leur homosexualité. Une recherche d’identité sous la scansion incessante du mot « hashtag » — manière d’identifier, donc de classer, de catégoriser, de figer.
Des hashtags, on peut en donner aussi à Teenage Bad Taste :
#maximalisme #DeepIntoTheInternet — Teenage bad Taste était un show saturé d’images, de couleurs, de sons, de mouvements. Maximalisme technologique, sorte d’incarnation des Internets, et de ses acronymes WTF, OMG, NSFW ou plutôt NSFP, « Not Safe for Parents », qui sied mieux à l’adolescence. Dans la rencontre entre MusicForEggplant et Regina Demina, il y a quelque chose de baroque, un too much un peu jouissif où scènes érotiques peuvent se mêler à éjaculations stroboscopiques, bidouillages frénétiques de manettes de jeux vidéos et techno expe… On retrouve cela, ce côté maximaliste un peu taré qui se ferait le reflet des réseaux, par exemple dans les vidéos et installations de Ryan Trecatin et Lizzlie Fitch, et même, de manière plus soft et gentille, dans Grosse Fatigue de Camille Henrot.
#meta — Teenage Bad Taste, c’était un aussi un show méta, autotélique, c’est-à-dire qu’il s'accomplissait par lui-même, auto-suffisant, -nécessaire et -référentiel. Était donné à voir un processus, un ensemble de circonstances qui, en se réunissant, donnait sa forme finale à la performance. Et pendant son déroulement, les images prises par un iPhone sur perche, flash allumé, étaient projetées sur les pans en tissus du lit, créant un circuit fermé à l’intérieur même de la performance. L’acte créatif qui s’évoque lui-même, mais tout comme l’adolescente qui, en construisant son identité, se replie sur elle-même.
#trans- — Beau préfixe que trans-, qui exprime l’interpénétration des choses, un monde de flux et de mouvement, comme si la quête identitaire et classificatoire des siècles derniers s’ouvrait sur un monde de relations, comme si la quête identitaire d’une jeune adolescente s’ouvrait sur l’indétermination. Du trans-, il y en avait dans Teenage Bad Taste : trans-genre, trans-média, transhumain… et transgressif ? La question mérite d’être posée.