Antoni Clavé, multiple
Antoni Clavé a connu la gloire, mais avec le temps la vague a refoulé. C’était à la fin des années 1950, et jusqu’aux 1980. Ses mannequins, ses rois et ses guerriers, ses tauromachies dans des tons ocre, noir, terreux avaient une certaine renommée. Des sujets un peu datés aujourd’hui, comme Bernard Buffet et ses clowns diraient certains. « Surtout, c’était un artiste humble, qui fuyait les honneurs, remarque Aude Hendgen, historienne d’art attachée aux Archives de Clavé et responsable du catalogue raisonné que vient de publier Skira. À Barcelone, il a toujours refusé qu’on lui consacre un musée, malgré plusieurs propositions. » Un musée Clavé, il en existe un pourtant, mais au Japon. Il s’agit du premier lieu entièrement consacré à l'artiste, conçu et réalisé par Tadao Ando et inauguré en mars 2011 à Yamanashi, près de Tokyo — après sa mort donc, survenue en 2005.
Montée suite à la donation de 92 estampes consentie par les petits-enfants de Clavé, l’exposition de la Bibliothèque nationale de France (BnF) Antoni Clavé, estampes montre une cinquantaine de pièces réalisées entre 1955 et 1995. Nombre de techniques y passent : lithographies, eaux- fortes, aquatintes, gravures au carborundum, gaufrages, collages et kraft lithographié. Le projet de l’exposition, d’après l’une de ses commissaires Céline Chicha-Castex, est d’établir un lien entre l’œuvre gravé et peint de Clavé et de révéler quelques une de ses références. Mais surtout, c’est de remettre un coup de projecteur sur un artiste un peu oublié, dans l’ombre des autres grands Catalans. Antoni Clavé, c’est ce pont que l’on a envie de dresser entre Joan Miró et Antoni Tàpies.
D’ailleurs il est né dans la génération qui sépare les deux artistes. Il arrive en France en 1939, déraciné de sa Catalogne natale par les fascistes. En Espagne, il avait fait ses armes, si l’on peut dire, comme apprenti peintre en bâtiment avant de réaliser des travaux publicitaires et décoratifs. « Cette formation initiale, toute sa vie, va le faire jouer entre le vrai et le trompe-l’œil », explique Aude Hendgen en désignant les motifs baroques d’une lithographie des années 1970, non sans évoquer ceux d’un papier peint. À Paris, il s’intègre dans le monde de l’art à une époque particulière. Les années d’après-guerre sont marquées par l’abstraction grandissante, réunie sous la drôle de bannière de « Seconde École de Paris ». Une école aux coups de pinceau hétéroclites, allant d’un Zao Wou-Ki à Nicolas de Staël, en passant par Soulages ou Georges Mathieu. Antoni Clavé mène une voie plus singulière ; il ne choisit pas — et ne choisira jamais — entre l’abstraction et la figuration.
Progrès du multiple, croissance d’un artiste
Surtout, les années post-guerre sont marquées par l’essor des multiples, lithographies, estampes… « C’étaient des pièces en vogue. Souvent les collectionneurs commençaient par l’estampe ou la lithographie avant de porter leur choix sur des œuvres uniques, explique Céline Chicha-Castex. Antoni Clavé s’est inscrit dans ce marché, marqué aussi par une claire volonté de démocratiser l’art. » À l’époque, les peintres se vendaient en magasin. Par l’intermédiaire de Jacques Putmann par exemple, dans les années 1970, qui avait l’idée de vendre dans les supermarchés Prisunic la lithographie « pas chère », les « Suites Prisunic » à 100 francs. Casser l’idéal bourgeois de l’art, le rendre accessible était aussi le dessein d’un Ivanhoe Trivulzio et du projet Festoman. En 1964, le marchand italien monta à Paris pour réaliser un autodafé de treize peintures (certaines signées Roberto Matta, Wilfredo Lam, ou Pierre Alechinsky) avant d’en revendre les affiches, sous l’appellation d’« originaux multiples ». « Il y avait plusieurs ateliers à Paris, qui était à l’époque la capitale de l’art imprimé », souligne la conservatrice au département des Estampes et de la Photographie de la BnF.
Les premières estampes de l’exposition, réalisées entre 1950 et 1960, ne s’émancipent pas encore de la peinture. Antoni Clavé travaille la gravure en peintre, tout en multipliant les références aux maîtres du genre, Goya, Rembrandt, Greco, Dürer. « D’abord, il rend hommage, puis il se singularise », explique Aude Hendgen. Les lithographies des années 1950 représentent souvent ses rois bien connus, dans des tons noir, marron, ocre, puis deviennent plus abstraites et sombres dans les 1960. Certains thèmes chers à Clavé apparaissent, la main ou la flèche, omniprésents par la suite.
L’âge tropézien et le Carborundum
« Son intérêt pour la gravure était tel qu’il a créé un atelier dédié à cette pratique en s’installant à Saint-Tropez en 1965 », explique Céline Chicha-Castex. Les expérimentations s’en trouvent facilitées, et Antoni Clavé délaisse un temps la lithographie pour la taille douce. En 1968, il s’essaie à la gravure au carborundum, un procédé inventé par Henri Goetz — technique à la poudre de carbure de silicium que l’on colle sur la matrice. « À partir de 1968, il intègre le carborundum à presque tout son œuvre gravé », constate Aude Hendgen. « C’était vraiment une technique de peintre, ajoute Céline Chicha-Castex. Henri Goethe l’a créé en pensant à Clavé, et tout ce qu’il pourrait réaliser avec. »
Dans les années 1970, tous les ingrédients qui fondent son style sont là ; des images qui mêlent le motif et l’aplat, le trait et la matière. Les couleurs terreuses des premières années laissent place au rouge vif, à un noir profond ou au vert bouteille, les gaufrages sont omniprésents. Une gravure où la main qui est représentée, évoque aussi celle de l’artisan, tant c’est ainsi qu’il faut considérer la gravure d’Antoni Clavé, ses gestes surtout : assemblage, collage, déchirure, froissure, grattage, frottage… « Les artistes réalisaient plutôt des estampes qui étaient des déclinaisons de leurs peintures, remarque Céline Chicha-Castex. Chez Clavé, il y a un goût pour la ‘cuisine’, pour l’expérimentation. Il a réellement joué avec le médium. » Comment ? En s’emparant de la presse, de l’empreinte, qui est au fond la spécificité de la gravure. La magie de voir apparaître l’image en quelques passages, de donner un relief au papier en le gaufrant à l’aide de tout ce qui pouvait lui passer sous la main : moules à biscuits, gants, morceaux de ficelle… « Surtout, le travail de peintre est un travail solitaire, celui de l’estampe et de la gravure est plus collectif, avance Céline Chicha-Castex. Le dialogue avec les artisans l’intéressait, la recherche qui consiste à obtenir l’effet recherché, de couleur, de forme. »
Avec la gravure, la bibliophilie n’est jamais loin, et les deux commissaires ont justement choisi d’exposer La Gloire des Rois de Saint-John Perse, réalisé en 1976, où un Antoni Clavé, virtuose, déploie de magnifiques aplats texturés en niveaux de gris et des gaufrages de ficelles qui viennent se prendre dans les lettres comme des branchages. Bref, l’exposition ne fait pas l’impasse sur quelques chemins de traverse, en montrant aussi des matrices — signées donc considérées comme des œuvres d’art à part entière, c’est leur paradoxe — ou un film documentant le processus. Tout cela comme pour rendre plus concrète une pratique qui reste complexe et mystérieuse. « C’est essentiel, ça permet d’incarner un peu », explique Aude Hendgen. Mais impossible de tout saisir dans le travail d’Antoine Clavé. « Il reste des secrets d’atelier ». Et c’est peut-être cela, justement, qui fait la force de son œuvre gravé. Cette impossibilité à saisir pleinement le processus qui l’a mis au monde, qui dresse entre le visiteur et ces images un voile de mystère, une inintelligibilité un peu magique.
Informations pratiques
Antoni Clavé. Estampes
Jusqu'au 25 février 2018
Bibliothèque nationale de France (BnF)
Site François-Mitterrand / Galerie des donateurs
Quai François Mauriac, 75706 Paris
Nouveau catalogue raisonné de l’œuvre gravé d’Antoni Clavé
L’exposition de la BnF est aussi pour Aude Hengden l’occasion de présenter le nouveau catalogue raisonné de l’œuvre gravé d’Antoine Clavé (Skira). « Un premier gros ouvrage a été publié en 1974, un second en 1984, par Sala Gaspar. Il était temps de réaliser un inventaire. » Un travail d’archive important puisqu’il a été nécessaire d’intégrer tout ce qui a été produit depuis 1985, et compléter les lacunes et les vides des éditions précédentes. « Le problème de l’œuvre gravé, c’est qu’il est beaucoup plus difficile de réaliser un appel à collectionneurs. » Plusieurs années de recherche en bibliothèques et dans diverses archives ont été nécessaires à la réalisation du catalogue raisonné. « Le travail s’est trouvé facilité par l’existence de l’atelier tropézien de Clavé. Finalement, j’ai redécouvert bon nombre d’œuvres. » 520 travaux en tout, dont une trentaine inédits. D’autres, quelque peu oubliés en France, sont remis en avant. « Les lithographies réalisées pendant la guerre d’Espagne, par exemple, ont largement été commentées en Espagne, mais jamais publiées en France. » Une édition soignée.
Article publié dans AMA #297