Kanaal, singulier regard sur l’art
Il fait froid à Anvers en ce mois de novembre, le temps est pluvieux. À quelques kilomètres du centre-ville, en arrivant en voiture à Kanaal, on aperçoit d’abord les silos massifs de l’ancienne distillerie de malt. Inhabituelle perspective, ils sont percés de fenêtres, et transpercent la brume épaisse qui s’élève du canal Albert, bordant le lieu. Ils sont gris aussi, mais plus foncé que le ciel.
C’est en 1998 que l’Axel Vervoordt Company a acquis le vieil ensemble industriel. Et même si l’entreprise a commencé à occuper le site un an plus tard, le projet, le vrai, vient juste de s’achever. C’est Dick Vervoordt, fils d’Axel et May, qui l’a porté depuis 2011 dans le cadre d’une entreprise de développement immobilier affiliée à l’entreprise familiale. Quelques jardiniers et électriciens peaufinent les derniers détails, il reste encore quelques traces de l’ouverture en grande pompe, l’odeur du béton frais flotte toujours dans l’air. Kanaal, selon le communiqué, est « un îlot résidentiel et culturel authentique au cœur d’une abondance d’art et de nature ». Un complexe où se mêlent les bureaux d’Axel Vervoordt (accueillant décorateurs d’intérieur, historiens d’art, ateliers de conception et de restauration, etc.), des logements luxueux, pas tous occupés encore, des bureaux et des commerces. Près de 55.000 mètres carrés conçus par Axel Vervoordt et les architectes Stéphane Beel, Coussée & Goris et Bogdan & Van Broeck, accompagnés du paysagiste français Michel Desvignes. Surtout, on trouve à Kanaal les trois nouveaux espaces de la jeune Vervoordt Gallery, qui représente majoritairement les artistes Dansaekhwa, Gutai et Zéro, et tenue par Boris Vervoordt, second fils d’Axel et May. Avec ces trois espaces (deux white cubes ou presque et un ancien silo), la galerie rapatrie ses activités du cœur de la ville qu’elle occupait depuis sa création, en 2011. Entre les deux, il y a également eu l’ouverture d’une galerie à Hong Kong, en 2014. L’une des expositions inaugurales est consacrée aux dernières œuvres d’El Anatsui (« Proximately », jusqu’au 13 janvier 2018), lauréat du prestigieux Praemium Imperiale en 2017. Pour mémoire, le grand rideau de métal, doucement doré qui tombait en draperie du balcon du Palazzo Fortuny en 2007 à Venise, celui-là même qui avait enchanté le monde de l’art, avait été orchestré par Axel Vervoordt. Une seconde exposition est dédiée à la sculptrice belge Lucia Bru (« Rien ne change de forme comme les nuages, si ce n’est les rochers », jusqu’au 13 janvier) en plus d’une remarquable rétrospective consacrée aux œuvres des années 1960 et 1970 de l’artiste Gutai Saburo Murakami (jusqu’au 24 mars 2018).
Kanaal, c’est enfin plusieurs projets artistiques in situ pour mettre en valeur les œuvres de la fondation Axel & May Vervoordt, née en 2008, en correspondance avec des espaces à l’identité marquée. Le premier, se voulant le « cœur battant du site », est l’imposante demi-sphère rouge renversée At the Edge of the World (1998) d’Anish Kapoor, installée en 2000. Le rez-de-chaussée des huit silos a aussi été mis à contribution afin d’exposer plusieurs œuvres historiques de la collection. On trouve dans ces curieux espaces circulaires, barrés d’épaisses portes blindées, des installations de Takis, une superbe ligne minimale en acier d’Otto Boll ou encore une installation avec un bassin et des LEDs de Tatsuo Miyajima.
Post-Industriel, vision duale du monde et éthique wabi
Le post-industriel sied bien à l’art. Ses traces, laissées volontairement et ostensiblement visibles par Axel Vervoordt, témoignent de lieux dans lesquels a régné une activité intense. Le silence n’a pas toujours été de mise ; le complexe industriel est encore chargé de tout le mouvement et de tout le bruit qu’il a engendré, de tous les gnons que les murs ont reçus. Mais ne nous méprenons guère, ce post-industriel a le même pouvoir d’abstraction que le white cube. Les œuvres exposées sont tout autant extraites d’un monde séculaire qui ne les mérite pas, mais tout cela sans la (feinte) neutralité du white cube. Sur le site « Karnak », une sorte de chapelle industrielle soutenue par des piliers en béton, plongée dans une pénombre que seules troublent les rayons de lumière naturelle se posant sur des torses de Bouddha Mon-Dvarati (Thaïlande, VII et VIIIe siècles), l’atmosphère est singulière, frisant le sacré — l’espace vide, les pas qui résonnent et la présence spectrale des statues. Les piliers des anciens silos remplacent ceux des églises. Et cela, sans même évoquer Red Shift (1995) de James Turrell, installé… dans l’ancienne chapelle du XVIIIe siècle.
À proximité, « Henro I », le premier projet d’exposition de la collection Vervoordt, par lequel Axel a collaboré avec l’architecte Tatsuro Miki, imprime une sensation similaire. Cet espace — et tout Kanaal finalement— est inspiré par l’éthique wabi-sabi, aussi bien un concept esthétique qu’une disposition spirituelle, dérivée de principes bouddhistes zen et taoïstes. Elle relie les principes du wabi (solitude, simplicité, mélancolie, nature, tristesse, dissymétrie) et du sabi (altération par le temps, décrépitude, patine). En position centrale, un carré aux dimensions parfaites accueille un Lohan du XIIIe siècle. À côté du carré, une salle abritant trois peintures de Kazuo Shiraga, seulement éclairées par la lumière naturelle. Comme le lieu qui les accueille, elles se tiennent là, immobiles après le furieux mouvement qui les a vues naître. « Henro I » le montre, Axel Vervoordt affectionne une vision transversale de l’histoire, où différents espaces-temps entrent en correspondance. Il multiplie ainsi les associations formelles et symboliques entre les artistes Zéro (Otto Piene, Günther Uecker, Heinz Mack) et Gutai (Kazuo Shiraga, Shiro Yoshihara, Yuko Nasaka), mais aussi avec des formes plus anciennes, de culture Valdivia, japonaise ou égyptienne.
En fait, Kanaal semble dériver d’une vision duale du monde. La nature se confronte à l’architecture et à la culture, la lumière traverse l’obscurité en faisceau, le moderne fréquente l’ancien, l’Ouest dialogue avec l’Est. Les formes rondes et douces s’opposent aux anguleuses, les phalliques aux creuses également, un peu comme si une réalité ne pouvait exister qu’en harmonie avec son contraire.
Axel Vervoordt, le goût sûr
Axel Vervoordt incarne l’élégance à l’anversoise. On dit de lui que c’est un esthète. Son goût, précis à n’en point douter, tire volontiers vers l’épure ; une épure teintée de correspondances culturelles, de beauté imparfaite, de formes subtilement dissonantes et d’attention portée à la trace ou à l’empreinte qu’imprime le temps. « La vie semble plus intense quand l’histoire vous entoure », peut-on lire dans ses mémoires, ou plutôt ses Souvenirs et réflexions parus dernièrement (Flammarion, 2017). La quatrième de couverture annonce le décor : « Je me sens comme un ramasseur de pierres qui veut donner une meilleure place aux choses. » La pierre, on se met à penser qu’Axel Vervoordt l’a amenée en haut d’un sommet sans jamais la voir rouler, tant il a multiplié les activités sans encombre, avec brio et une sorte de nonchalance douce. Décorateur d’intérieur mondialement reconnu, il a aussi été commissaire d’exposition, galeriste et antiquaire, collectionneur et cavalier émérite — un legs de son père, éleveur de chevaux. Les Anversois sont fiers de « leur » Axel, comme on peut l’entendre parfois dans la ville, où l’on murmure fables et merveilles sur ce qu’il se passe dans le château de s-Gravenwezel qu’il occupe depuis 1984. Kanaal, nouvelle étape d’une vie, est une pierre qui elle non plus ne devrait pas rouler en bas de la montagne.
Article publié dans AMA #296